Hommage à Jorge Semprun – La vivencia à la plage

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Ce texte est paru dans le Continuum n°8, la revue des écrivains israéliens de langue française.

 

La vivencia à la plage – Hommage à Jorge Semprun

C’est avec tristesse que j’ai appris la mort de Jorge Semprun le 7 juin 2011. Je ne l’ai jamais rencontré, je n’ai jamais assisté à l’une de ces conférences, je n’ai pas lu tous ces livres mais j’ai toujours ressenti une tendresse admirative pour lui, comme s’il m’était proche. Son livre L’Ecriture ou la vie m’avait fortement impressionnée et j’ai retrouvé dans mon journal ce texte daté du 17 juillet 1997.

La lecture du livre de Semprun m’a mise dans un drôle d’état. Je l’ai lu à la plage. A Banana Beach. A Tel-Aviv. Je l’ai lu avec en écho le bruit des vagues et sur ma peau la douceur de la brise marine. Le livre au bout de mon bras tendu pour protéger mes yeux du soleil alors que Mimi et sa famille péroraient en anversois et que les balles rebondissaient sur les raquettes en bois. Devrais-je pour lire sur le mal absolu, sur la fumée des crématoires, sur la faim, me mettre dans une situation d’inconfort ou dans le noir total? Mais alors je ne pourrais plus lire comme lui ne peut plus vivre.

Est-ce que je peux lire, essayer d’imaginer, comprendre le ventre plein, la peau réchauffée, les mains libres? Est-ce que je peux interrompre ma phrase au milieu d’un Kaddish pour faire la planche dans l’eau tiède exactement de la même température que l’air environnant et être rafraîchie seulement parce que c’est mouillé ? – comment appelle-t-on la qualité de ce qui est mouillé, la mouillitude, la mouillité, la mouillance ? Je vérifie, c’est la mouillure.

Et puis, des bribes de phrases et je comprends que Léon qui ne parle pas souvent, installé sur une chaise longue sous le parasol chatoyant, est en train de raconter à mon père qui lui est debout parce qu’il veut sécher son maillot de bain avant de quitter la plage, son retour du camp de travail et la découverte de l’appartement déserté et la dysenterie et le train et son errance et… Seulement les faits bien entendu pas les émotions. Mais est-ce nécessaire de raconter les émotions?

C’est comme si ma lecture du livre de Jorge Semprun au soleil avait suscité chez Léon, assis sur sa chaise longue, sous son parasol qui vantait une boisson pétillante à quelques mètres de moi, qui ne pouvait pas savoir le sujet du livre que je lisais, l’éveil des souvenirs et surtout l’urgence de raconter à mon père debout qui écoutait.

J’avais très envie d’écouter Léon raconter mais je craignais que si je m’arrêtais de lire, Léon arrêterait de parler, de dire et mon père arrêterait d’écouter pendant que le bruit des vagues s’amplifierait et que Mimi et sa famille continueraient à deviser gaiement.

J’ai continué à lire et le soleil brûlait ma peau. J’ai continué à lire, de temps en temps, me parvenait des bribes de phrases : J’ai sauté du train… La maison était vide… La voisine… J’avais maigri… Je suis arrivée au passage où Jorge Semprun parle de la vivencia : « En espagnol : vivencia. Mais il n’y a pas de mot français pour saisir d’un seul trait la vie comme expérience d’elle-même. » En français, on pourrait former le mot vivance, il sonne bien. Vivité, Vivitude ? Vivure? Brûlure ? Mouillure.

©Rachel Samoul

 

     
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