Quand la poussière patine le monde

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Voici un extrait d’un manuscrit inédit de Rachel Samoul, (oui, oui, c’est moi), « La Dernière Mosaïque » qui retrace la vie d’un mosaïste juif né en Palestine au VIe siècle. Le mosaïste, Hanina a vraiment existé, il a signé la mosaïque de la synagogue de Bet-Alfa en Galilée mais à part cette signature, on ne connaît rien de lui. A partir de cet indice, j’ai imaginé son destin, l’ai fait voyager dans l’Empire byzantin, de chantier en chantier, de Sainte-Sophie à Ravenne, du monastère Sainte-Catherine au Sinaï jusqu’à sa dernière mosaïque, la carte de Madaba. En passant en revue la Carte de Madaba et en se déplaçant de lieu en lieu, Hanina raconte sa vie à un jeune apprenti muet. La mosaïque devient prétexte à une autobiographie ou plutôt à une autogéographie.

Quand la poussière patine le monde

– Voyage avec moi
J’ai replacé mes souvenirs sur la carte : quelques arbres et arbustes s’élèvent sur les bords du Jourdain, ceux-là mêmes sous lesquels je me suis reposé lors de mes nombreux déplacements. Des palmiers pour les oasis dans la vallée du Jourdain, les palmiers-dattiers de mon enfance dont j’avais si souvent tressé les palmes en compagnie de ma mère pour faire des éventails et des paniers. Il se peut que toi aussi tu en aies fait autant avec ta propre mère et que ce labeur ait abîmé les mains de ma mère et de la tienne. Ses belles mains rougies par le contact des branchages, blessées par les échardes, que ne donnerais-je pour ressentir leur poids sur mon épaule… Elles retrouvaient leur douceur quand elle pétrissait le pain. L’argent des palmiers, de leurs dattes et de leurs palmes, avait permis la construction de la nouvelle synagogue, à Beth-Alpha, puis de son embellissement par l’ajout d’une mosaïque de pavement. C’est ma mère qui, la première, m’a donné le goût de la tâche bien faite et de la précision, elle qui a initié mes mains à la dextérité. Grâce à elle, j’ai appris la persévérance.
Je me souviens du premier palmier que j’ai complété seul, sans l’aide de mon père. Avant de s’attaquer au troisième panneau à Beth-Alpha, alors que j’avais acquis une certaine expérience avec les animaux, mon père m’a laissé mener à bien entièrement seul la rangée de palmiers qui séparait le Zodiaque de la scène du sacrifice d’Isaac. Les palmiers, mon enfance auprès de ma mère, ma corbeille de nouveau-né et ma poupée, toutes deux faites de palmes, la conscience prise de l’habileté de mes doigts lors de mes débuts, agenouillé auprès de ma mère, la sécheresse cassante de leurs branches. Dans la mosaïque, j’alternais un palmier de teinte foncée en tessères de basalte avec un palmier de teinte rouge, tout en donnant une base rouge à un palmier noir, une base noire à un palmier rouge. J’avais déjà compris l’une des lois fondamentales de la mosaïque : le souci de la composition.

– Les palmiers, le vert doré du Jourdain, mon enfance. Je suis assez satisfait de mon illustration du Jourdain. Il ondule, il s’écoule sur la carte. J’ai su recréer ses courants, je ne l’ai pas figé, il est en mouvement mais en même temps, j’ai été précis et je n’ai pas oublié de noter les points de passage du fleuve sans n’en omettre aucun. J’ai même voulu à tout prix reproduire les bateaux à fond plat avec lesquels on passe d’une rive à l’autre. Ce sont des embarcations que je n’ai vues que dans nos régions.

– Suis le parcours de la rivière jusqu’à la mer de Sel. Flotte aisément sur son eau salée. La mer Morte, disent certains, je ne l’ai jamais trouvée morte, au contraire elle vibre de couleurs. Je me souviens des sources chaudes de Baarou et des eaux de Callirhoé avec ses palmiers et ses bassins, où le roi Hérode s’est baigné. Je me suis amusé à cacher la source chaude de Baarou derrière les lettres de son nom. Je me souviens du bitume dont j’avais enduit mon corps et qui changeait de couleur au fur et à mesure que le soleil le séchait jusqu’à devenir argenté. Des blocs de sel se dressaient
hors de l’eau, et parmi eux sur la côte, la statue de sel de la femme de Lot, plus au nord Ein Guédi et ses vignes, l’odeur âcre de souffre plus au sud. Cette mer était comme un miroir qui par un seul coup de vent pouvait soudainement s’agiter et se creuser en vagues d’un merveilleux coloris oscillant entre le bleu céruléen, le bleu gris et le gris perle.

– Le Zared est assez réussi, une bande d’abacules blanc nacré entre deux bandes bleu gris pour ses eaux et j’ai souligné les falaises des deux côtés de la rivière par des abacules sombres. Regarde, voilà Ein Guédi, c’est à partir d’Ein Guédi que j’ai pris le bateau pour traverser la mer, pour me rendre au Sinaï, afin de mettre mon art au service de l’Empereur dans le monastère du Désert. Ein Guédi, c’est comme le jardin d’Eden, des vignes, des immenses palmeraies, des baumiers aux fleurs blanches.

– Les deux bateaux voguant sur la mer Salée, sont là sous mes yeux, comme lors de mon voyage vers le Sinaï. Tu me reconnais sur le bateau ? J’ai cédé à la coquetterie et je me suis représenté.

– Que veux dire cette moue ? Oui, j’ai fait le portrait d’un homme jeune. C’est dérisoire, je sais mais c’est le privilège de l’artiste de figer le temps. Lors de ce voyage, après la traversée en bateau, nous avons parcouru le désert de l’Arava, jusqu’à Aila. Nous nous sommes arrêtés à Jotabé sur l’île de Tiran. J’ai été surpris de découvrir que des Juifs habitaient là, sur ce bout de sable. Nous avons suivi la route de la côte puis obliqué à main droite vers le mont Sinaï. Sur la carte, je me suis appliqué à bien mettre en valeur dans le désert du Sinaï, la crête d’une haute montagne et à ne pas trahir ses couleurs iridescentes, le rose, le gris, le beige doré, le bleu foncé, le jaune miel, le brun bistré sans négliger les changements de teinte, après une tempête de sable, quand la poussière patine le monde.

©Rachel Samoul

 

Cet extrait a été publié dans le Continuum n°7, Ecriture et Désert, la revue des écrivains israéliens de langue française.
     
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