Sortir, bien sûr (66-82)

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La septième et dernière partie de notre feuilleton littéraire hebdomadaire : « Sortir, bien sûr », par Esther Orner

Sortir, bien sûr par Esther Orner (1-6)
Sortir, bien sûr par Esther Orner (7-13)
Sortir, bien sûr (14-24)
Sortir, bien sûr (25-39)
Sortir, bien sûr (40-52)
Sortir, bien sûr (53-65)

66. Et toujours au sujet des bénéfices secondaires, il a dit, je ne suis plus obligé d’aller à des enterrements. Avant je n’avais pas d’excuses. J’y allais par tous les temps. Qu’il pleuve, neige ou que ce soit la canicule ou le khamsin, j’y allais sans jamais me plaindre. Je jetais une pelletée de terre et faisais mes condoléances. De quels effets secondaires souffre monsieur ? Ma jambe cassée m’empêche d’aller dans certains endroits non balisés.

67. Vous êtes à peine assise dans le taxi que le chauffeur vous aborde en yiddish. Vous connaissez cette langue, a-t-il dit. Oui, un peu, a bisselè. Il vous pose des questions. D’habitude c’est vous qui les posez. Vous vous débrouillez bien. Et il vous dit ma grand-mère me disait que je la parlais comme un goy. Et vous aussi. Alors nous sommes passés à la langue parlée du pays. Et vous étiez contente une fois de plus de votre sortie qui avait un tout autre but.

68. La grande découverte du mois c’est que si vous mettez dans vos aliments du curcuma il est impératif d’ajouter du poivre noir.  Ah bon.  Le chauffeur de taxi était étonné de cette lacune. Puis il a ajouté l’ail et l’huile d’olive, c’est du poison. Ah non. Si, si un professeur que je transportais me l’a dit. Ils ont également commenté les restaurants sur leur chemin. Arrivée au but de sa sortie après qu’elle ait  payésa course, il lui a dit j’adore cuisiner. Elle a souri, je m’en étais doutée.

69. Une ville où l’on aurait voulu se rendre, on n’y est jamais allé et où on n’ira plus. Ce n’est pas un malheur surtout lorsque vous tombez  par hasard dans votre bibliothèque sur des livres inspirés par cette ville. Vous lisez. Vous y êtes. Rêveries d’une ville. Vous êtes transportés par cette ville rêvée. Vous parcourez les rues pavées. Des gens divers. Vous traversez un pont célèbre et regardez vers le ciel. Vous n’avez plus  besoin de sortir. Vous lisez les livres en vous demandant si vous les aviez lus un jour.

70. Elle s’est souvenue d’avoir rencontré, il y a très longtemps, quelqu’un qui lui a dit qu’une personne qui ne lui avait pas fait découvrir un livre, n’en valait pas la peine. Elle était choquée. Et avec le temps, non pas qu’elle était d’accord, elle s’est rendue compte du plaisir qu’il pouvait y avoir lorsque l’on vous faisait découvrir un livre dont sans cette personne vous n’auriez  pas soupçonné l’existence, même en allant dans des librairies où il suffisait de se pencher pour trouver des trésors. D’ailleurs ces librairies ont disparu.

71. Si tu veux la rencontrer, a-t-elle dit, tu vas à la plage, à la piscine. Que faire si on ne nage pas et qu’on ne peut mettre les pieds dans le sable. Patienter. Elle aime aussi faire des rencontres. Faire plaisir. Attendre la nuit ou même le coucher du soleil. Et alors sortir et la rencontrer dans un café ou un restaurant toujours proche de la mer.

72. Leur maison un courant d’air, a-t-elle dit. Plutôt un havre de paix d’où l’on sortait et rentrait comme bon vous semblait. C’est pour ça qu’elle parle de courant d’air. Or on y restait souvent quelques jours. Ce courant d’air c’est juste une expression. Et quand ils ont vieilli le « havre de paix » s’est déplacé chez leurs enfants. Et ils ont dit à leurs protégés là où nous irons vous viendrez avec nous.

73. C’est quoi l’hospitalité ? Recevoir des amis ? Le maître a dit – un clochard qui souille votre tapis. Un silence d’enfer. Le maitre a repris – oui, salir votre tapis. Quelqu’un a des questions ? Les élèves se levèrent sans faire de bruit. Un fois le seuil franchi, les conversations reprirent par un allons prendre un verre dans le café d’en face.

74. Aujourd’hui elle se sent sans énergie aucune. Mal dormi. Peut-être la chaleur. Sans doute. Les nouvelles, n’en parlons pas. Hier aussi, elle n’était pas dans son assiette. Ce qui lui permet d’employer un lieu commun de plus. Et ça n’avance à rien. Ne serait-ce pas plutôt l’enfermement. Et voilà un bien grand mot pour dire qu’elle n’est pas sortie depuis une semaine. Sortons, dit-elle.

75. On finit toujours par sortir. La pluie et le beau temps, un alibi. C’est comme pour le reste. Ne plus en parler. Même ne plus y penser. Ce n’est pas ça qui changera  les trois mois à venir. Sortir à la nuit tombée a-t-elle dit. Non pas qu’elle sortira. Elle aime cette expression – à la nuit tombée. Quelqu’un perdu de vue, elle allait dire de vie, avait utilisé cette expression nouvelle pour elle.

76. Les amitiés se nouent et se dénouent. Encore une expression toute faite. Sans doute. Les nouvelles amitiés vous consoleraient-elles des anciennes perdues ?  On peut même rester chez soi et une rencontre inattendue renouvelle l’amitié, a-t-elle dit. Et quelqu’un d’autre a insisté qu’il fallait sortir à tout prix, non pas pour nouer des amitiés, mais sortir pour sortir de l’enfermement qui peut survenir à tout âge.

77. Une amitié brisée, dix de retrouvées. A tout âge ? A condition de sortir. Là, elle a haussé les épaules et s’est tue. Elle s’est dit maintenant ça dépasse les lieux communs puisqu’il faut sortir à tout prix au lieu de chercher en soi ce qui reste d’une amitié brisée ou pas. Des livres, de belles expressions, de bonnes recettes. Et puis continuer. Toujours continuer assis chez vous ou en cheminant dans les rues de votre quartier, de votre ville et d’ailleurs.

78. Une belle soirée entre amis. Une belle table. Un bon repas. Un projet. Sortir d’abord sur le balcon. Des nuages empêchent de voir. Il faudrait sortir, de la maison, dit-elle. Aller à la plage. Ou sur une place. Les convives s’en vont. Elle pensait les accompagner. Elle a pensé à défaut de se rendre dans un lieu ou dans un autre qu’elle pourrait monter sur le toit même encombré. Elle verrait la lune rouge qu’elle attendait depuis quelques jours. On en parlait partout. Elle ne l’a pas vue, pourtant elle n’avait que deux étages à monter.

79. Sortir sans trop tarder s’est-elle dit, avant qu’il ne fasse trop chaud et vous rencontrez les gens du quartier qui ont la même idée que vous. Un monsieur que vous rencontriez aux aurores sans jamais que vous vous fassiez signe. Il revenait de la mer tout trempé. Là, apparemment il marche à peine avec de petits appareils qui le soulagent et le soutiennent. Vous avez des amis communs et il ne vous est donc pas entièrement étranger.

80. Une femme, elle aussi d’un certain âge est sortie accompagnée d’une amie. Elles ont dû se dire sortons tant que le soleil ne tape pas. Depuis longtemps on ne la voit plus accompagnée de sa fille. Elle a dû quitter le quartier. La ville ou le pays.

81. Puisqu’il faut sortir et marcher par tous les temps, sortons. Pas de camion mais  des promeneurs. Ils promènent leurs chiens rasés ou avec fourrures. Ces derniers seraient mieux dans un pays nordique. Que faire ? Heureusement la promenade se fait à l’heure dite entre chien et loup. Ici c’est entre deux soleils. Ce qui fait de la lune l’égale du soleil. Avant qu’elle se soit diminuée. Ou plutôt qu’elle le fut.

82. Maintenant qu’il est acquis qu’il faut sortir par tous les temps, ne serait-il pas l’heure d’arrêter ? D’arrêter quoi ? D’en parler. Tout s’épuise. Rien ne s’épuise. Il y a d’autres attentes. Continuer. Quitte à vous répéter. Les répétitions sont comme les sorties.  On chemine. Et quelque chose de neuf surgit.

Janvier-Août 2018

©Esther Orner

     

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