Sortir, bien sûr (25-39)

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La quatrième partie de notre feuilleton littéraire hebdomadaire : « Sortir, bien sûr », par Esther Orner

Sortir, bien sûr par Esther Orner (1-6)
Sortir, bien sûr par Esther Orner (7-13)
Sortir, bien sûr (14-24)

25. La dame à la canne rouge est sortie accompagnée d’une amie venue de loin. Elles vont au théâtre. Arrive un homme jeune accompagné d’une amie ou de sa femme à moins que ce soit sa mère. Il reste longtemps debout avec sa canne argentée. Ils se sont assis à la première rangée. Serait-il tombé ? Un accident ? La guerre ?  Il a un visage jeune et triste. Le regard d’un aveugle a-t-elle dit. Mais pas l’attitude.

26. Au lieu de prendre un dormitif a-t-elle dit, mange une pomme. Le mot l’amusa, elle qui ne pouvait s’endormir sans somnifère. Effectivement elle ferait mieux de manger une pomme ou deux coupées en petits morceaux comme sa grand-mère. Il paraît que la pomme contient de la valériane, a-t-elle encore dit. Elle se trainait derrière sa grand-mère qui achetait des sacs de pommes dont certaines étaient entièrement pourries ou à moitié. Elle avait honte. Et c’était après de longues négociations dans une langue étrangère proche de celle de la vendeuse qui arrivait ainsi à déchiffrer les paroles de la grand-mère.

27. Elle est beaucoup sortie ces derniers temps. Elle a toujours aimé sortir lui a rappelée l’amie. Plus maintenant. Tout s’est compliqué. Elle l’enverrait bien voir à sa place des endroits qu’elle ne peut plus atteindre. Parfois elle reprend goût à ses sorties, elle qui devait s’obliger à rentrer chez elle pour rentrer en soi.  Et l’amie venue de loin a filmé avec son portable dit « intelligent » un lieu élevé sans ascenseur, son appartement. Qu’elle se souvienne. Le revoir. Le visiter sans avoir à sortir.

28. Les lieux changent. Vérité de Lapalice a-t-il dit en sortant d’une boulangerie ouverte nuit et jour quand tout dans la ville était encore fermé. Un long couloir a été ajouté et au début on ne pouvait déguster que des tartines et du café. Puis des quiches. Et bien sûr des gâteaux. La boulangerie s’agrandit. Le couloir devient un restaurant. Toutes sortes de tartes salées et sucrées, des salades et des viennoiseries. Le lieu s’est transformé plusieurs fois tout en gardant sa qualité.

29. Ce soir là, sortie au spectacle elle a compris la tristesse d’un certain humour. Elle en a eu les larmes aux yeux. Elle ne pleurait pas de rire, même si elle riait. Cet humour, a-t-elle dit, je le connais. Je n’aurais jamais pensé que j’en pleurerais.

30. Prendre l’avion. Même pour une demi heure. Arriver à la pointe sud du pays. Monter dans un bus. Une immense sortie. Découvrir une ville inconnue. C’est à dire une ville dans laquelle on a été lorsqu’elle n’était qu’un village. Une ville qui a tout le loisir de s’étendre, qui semble se concentrer, ne laissant aucune place vide. Une ville sans feux rouges. Une place les célébrant. Une ville à part. Différente.

31. Un jour par semaine cet homme restait toute la journée en peignoir. M’obliger à ne pas sortir, disait-il, dans cette ville aux nombreuses tentations. Pour le meilleur et le pire. Ce jour-là il pouvait le consacrer à sa passion. Laquelle ? Ca l’histoire ne le dit pas. S’empêcher de sortir. Ne pas se disperser. Lorsqu’il sortait, il oubliait de rentrer. Jusqu’à un certain point tout de même, a-t-il rajouté.

32. Chaque année, elle ne peut s’empêcher de raconter l’histoire des coquilles d’œufs. Ce n’était pas des coquilles colorées, a-t-elle dit. Ni des oeufs en chocolat qui eux aussi on fait partie un moment de sa vie. Elle sortait dans le jardin à leur recherche. C’était peu après. Ce n’est pas ça qu’elle racontait. Chaque année elle racontait l’histoire de cette famille réfugiée. Ou plutôt cachée qui la nuit quand tout était éteint, sortait enterrer les coquilles d’oeufs qui auraient pu les trahir. Ils le seront mais pas à cause de cette sortie nocturne.

33. La personne à peine sortie, l’enfant a dit – elle est grande de taille. Plus grande que toi. C’est vrai. Mais elle s’est ratatinée. Tu t’en es rendue compte, a-t-elle dit. Oui, c’est visible. Elle s’est tassée. Et l’enfant qui n’est plus une enfant depuis longtemps a dit – ce n’est pas gentil. Et ça en est resté là.

34. Parfois il faut rester chez soi. Ne pas sortir, même s’il faut sortir. On vous attend pourtant. Vous restez chez vous contre toute attente. Contre vous même. Vous avez les jambes coupées. Vous ne vous l’avouez pas. Il faut dans certaines circonstances rester chez soi a-t-elle dit, même si vous avez promis de sortir. Après tout une sortie est une sortie. C’est ludique quand tout se passe bien. Ce soir-là il ne faut pas que ça le soit, a-t-elle ajouté.

35. Je n’ai jamais su dire non, a-t-elle dit sur le pas de la porte, en exagérant un peu. Après tout on ne peut pas toujours dire oui. Et d’ailleurs quand elle dit oui sans penser, ça se termine rarement bien. Dire oui après avoir dit non, lui réussit mieux. Parfois elle s’exerce. Et finit par décevoir. Par se décevoir.

36. Deux fois dans ma vie, je me suis vécue transparente. C’est une sensation bizarre a-t-elle dit. C’est arrivé dans un train et dans une salle de théâtre. Trente ans ou plus  entre les deux cas. Rien ne les reliait. Peut-être une rupture. Peut-être une blessure qui n ‘avait rien à voir avec elle qui lorsqu’elle disait ne faisait pas de cadeau.  Puis elle oubliait. Et était étonnée que l’autre non seulement ne l’avait pas oublié, mais qu’il l’avait effacée de sa mémoire jusqu’à la rendre transparente.

37. Sortir de ses habitudes. De son train train. Puis le plaisir de retrouver ses repères. Même les plus banals. Revenir à ses casseroles.  On n’a pas toujours envie de sortir. Elle l’a répété plusieurs fois. Et quand finalement elle est sortie, elle a vu sur le muret des casseroles qui attendaient que quelqu’un les ramasse.

38. Je ne viendrai pas a-t-elle dit. Je me sens mal. J’ai mal à la tête. Le sucre. Très bien. Et elle a re-dit – je ne vais pas bien aujourd’hui. Je suis de plus en plus fatiguée. Je ne peux pas sortir aujourd’hui. Et demain ce sera trop tard. Très bien.  Alors elle s’est demandée, mais pourquoi met-on en doute quelqu’un qui s’excuse de ne pas venir car il ne peut en aucun cas sortir ?

39. Et pourquoi en faire tout un plat. Cette affaire est stupide. Sortir de ses gonds pour ça. Il est vrai qu’il y a des choses plus graves, a-t-elle dit. Mais si on ne peut plus réagir aux petites choses, où va-t-on. D’ailleurs ce n’est pas rien d’être volée, pour ne pas dire plagiée. Il faut le dire. Que ça sorte.

©Esther Orner

L’illustration est de l’artiste Colette Leinman et fait partie de sa série N’Hommades

     

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