Sortir, bien sûr (40-52)

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La cinquième partie de notre feuilleton littéraire hebdomadaire : « Sortir, bien sûr », par Esther Orner

Sortir, bien sûr par Esther Orner (1-6)
Sortir, bien sûr par Esther Orner (7-13)
Sortir, bien sûr (14-24)
Sortir, bien sûr (25-39)

40. Là elle est pressée de sortir. Mais avant, elle a quelque chose à faire. C’est urgent de sortir, a-t-elle dit. Oui, mais ça attendra. Ah non, il y a une heure précise. Elle avait programmé deux choses ce matin-là. Faire une confiture à l’orange. Elle est faite. Puis aller au concert. Maintenant elle peut se préparer à sortir. En se pressant malgré tout.

41.Elle ne sort qu’en taxi. Dans le bus je pourrais tomber, a-t-elle dit. Tout le monde peut tomber. Très vrai, mais pas tout le monde a peur. A peine l’amie qui l’accompagnait avait-elle donné l’adresse, qu’elle demanda au chauffeur si la petite rue lui était connue. Il a soupiré  – Oh que oui. Que de mauvais souvenirs. Lesquels ? Dès l’âge de douze ans j’ai dû travailler dans ces garages au lieu d’aller à l’école. Elle ne put que lui dire des paroles compatissantes interrompues par un coup de fil qui enchanta le chauffeur. Je suis heureux maintenant, a-t-il dit. 

42. Elles ont été prises pour des touristes. Elles ont démenti. Il s’est avéré qu’elles avaient une langue étrangère commune avec le chauffeur très intéressé à savoir pourquoi l’une d’elle avait renié une de ses langues, un de ses pays. Elle n’allait pas les énumérer. C’est comme ça, j’ai été sommée d’oublier la langue. Oublier une langue ? Ah vous êtes une enfant de… Oui, a-t-elle répondu avant qu’il ne termine sa phrase. Il lui a pris la main et lui a souhaité le meilleur au monde et qu’elle vive jusqu’à 120 ans, elle qui a failli ne pas être là.

43. L’histoire de cette sortie était un tout petit peu différente, a dit l’amie. Alors elle la rectifia. N’avait-il pas dit qu’il avait oublié sa langue maternelle. Par négligence. Pour apprendre la langue d’ici. C’est alors qu’elle lui dit – moi j’ai été sommée d’oublier. Je n’ai plus jamais voulu parler ma langue maternelle qui d’ailleurs n’était pas celle de ma mère. Alors il la dévisagea.  Vous faite  donc partie de ces enfants. Oui, une enfant cachée. Permettez-moi de vous serrer la main. Il la serra en la bénissant. Ils étaient arrivés à destination. Elle le remercia et sortit de la voiture étouffant ses pleurs.

44. Il y a des jours où vous sortez de chez vous dans un but bien précis et quelque chose change le cours de votre sortie. C’est comme il est écrit – Il se promenait l’air distrait, plutôt rêveur, quand subitement il tomba sur une aubaine. Les paroles inattendues de cet inconnu, a-t-elle dit,  m’ont bouleversée. Elle l’a dit la larme à l’oeil. Elle qui se veut de marbre. Impassible, serait plus approprié.

45.  Sortir dans la rue, a-t-il dit, ce n’est pas seulement sortir dans l’espace pour l’occuper. C’est aussi sortir de soi vers l’autre. Et il a ajouté – ceci ne vous oblige pas à quitter l’espace privé. C’est à dire ? On peut rester soi-même. Mais encore. C’est simple. Sortir vers l’autre tout en restant soi-même. Ah oui. C’est très simple.

46. Si elle a enfin compris qu’il fallait sortir, elle sait aussi qu’il y a des sorties impossibles. Non, impossible n’est pas français, a-t-elle dit. Elle l’a appris à l’école primaire. Ce n’est pas pour autant une vérité universelle. Privée, oui. Alors elle s’est bien gardée de dire que ce soir elle ne sortira pas lorsque la place et les rues tout autour et même celles qui descendent jusqu’à la mer, seront pleine de monde. Pourquoi ? Elle ne répond pas, elle qui aurait tant aimé sortir ce soir.

47. Elle ne pouvait plus écrire. Même une lettre. Elle se souvient d’un homme qui disait – l’écriture m’a quittée. Elle s’était contentée d’écarquiller les yeux. Elle ne croyait pas que l’écriture pouvait nous quitter. Une personne, oui, se dit-t-elle. Et elle se souvient d’une autre parole. Vous lisez et une phrase même anodine vous ramène à l’écriture.

48.Quand les heures d’ouvertures des cafés et restaurants étaient encore en plein jour, a-t-il dit, il y en avait un qui ouvrait à cinq heures du matin hiver comme été. Et il ne fermait pas trop tard. Il était connu dans toute la ville bien que ceux qui y venaient à cette petite heure du jour, parfois même avant que ne pointe le jour, c’était surtout des ouvriers qui se rendaient à leur travail, Du café au lait, des tartines de pain blanc au fromage  blanc ou du fromage dit jaune.  Un homme les avaient amenées là avant que l’une d’elles ne prenne son avion. Une sortie inoubliable, ont-elles dit.

49. Seule l’une d’elles sait que ce café a été remplacé par d’autres restaurants depuis longtemps. Ce matin elle y a pensé. Peut-être car elle se prépare à passer devant lui. Elle n’est pas passée. La chaleur subite avec son vent venu du désert. Elle a fait demi-tour.  Cela ne s’était jamais vu, disait-on derrière elle. La mémoire ne tient pas compte de ce genre d’événements qui chaque année reviennent et s’oublient, avait-elle envie de rétorquer.

50. Après une journée harassante, elles sont allées à trois vers la mer. L’une d’elle a dit – une petite brise nous fera du bien par ce mauvais temps. L’autre s’est redressée – il fait beau, il ne pleut pas. Pour l’une venue d’un pays froid où il pleut même en été, on parle de mauvais temps, Pour les deux autres ce sont ces chaleurs étouffantes qui sont du mauvais temps. Elles ont juste transposé cette expression inadéquate. Elles savent aussi que la dernière pluie est tombée et ne reviendra que dans six mois.

51. Elle n’était plus sortie depuis longtemps le soir. Elle s’est rendue dans un endroit au bord de  mer. Pas toute seule. Pourquoi ce depuis longtemps ? Elle voulait dire au bord de mer, a dit l’accompagnatrice. Elles se sont assises confortablement face à la mer. Elles avaient raté le coucher de soleil. Et elle a répété à l’envi regardez la lune naissante. Nuit sombre. Le tout premier quartier de lune était d’or. Et dans son axe une montgolfière, prise pour une étoile, qui ne bouge pas tandis que la lune allait bientôt disparaître dans la mer.

52. Sortir, pour quoi faire, a-t-elle dit, Tu ne t’entends pas. Tu te répètes. Bon alors pourquoi sortir sans raison. Il y a toujours une raison. Ne fut-ce que pour la santé. Pour le coeur. Et surtout les imprévus. Vous allez au restaurant. A la table la plus proche un couple s’assoit. Lui, il porte une arme. Elle un fichu. Vous vous faites un scénario. Vous les retrouvez à un carrefour. Ils arrêtent la circulation pour vous faire traverser la rue. Et ils vous disent venir de la montagne. Et vous trouvez des amis communs. Vous n’avez pas perdu votre temps.

©Esther Orner

Sortir, bien sûr par Esther Orner (1-6)
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