Le Savoir-déporté, Anne-Lise Stern

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Esther Orner partage avec nous un extrait de son tapuscrit inédit, La Lectrice de Soi, juin 2004 

Anne-Lise Stern, Le Savoir-Déporté . Camps, Histoire, Psychanalyse, Seuil

Ce n’est pas un livre que j’ai découvert au hasard de comptes-rendus et certainement pas en écumant les librairies qui de toute manière exposent surtout les grandes maisons d’édition ou ce que les critiques recommandent dans le même sens.

C’est un livre que j’attendais. Les deux préfacières l’ont tenu secret pendant deux ans. Dès qu’il est sorti Martine Leibovici me l’a envoyé. Elles ont mis en mémoire des textes écrits par Anne-Lise Stern, femme déportée, psychanalyste. Le travail de Nadine Fresco et de Martine Leibovici est d’une générosité inouïe envers Anne-Lise qui à 84 ans publie ainsi son premier livre. Générosité également envers le lecteur.

Je lis ce que je n’ai pas voulu, plutôt pu, entendre mais que plus tard j’aurais dû écouter. Entre mes huit ans et soixante et un ans, j’aurais pu questionner ma mère. A ma décharge je n’allais tout de même pas soumettre ma mère à la question ! Ni moi-même d’ailleurs.

Dans “Panser Auschwitz par la psychanalyse” – de tout ce qu’Anne-Lise, ( je l’appelle par son prénom, elle fait inexorablement partie de ma famille) dit sur ce mot je n’avais pensé qu’à  Schwitze, à sueur et faire suer. Je n’osais le dire. Elle ajoute aussi faire un roux, une sauce qui la dégoûtait. Les deux se mélangent et suit une réflexion sur la psychanalyse qui doit prendre en compte les mots sans en jouir.  Et je me souviens de ma mère et ses sueurs. Bien après. Ici. En Israël.

Et plus loin à la page 217 elle parle du Witz atroce qui gîte inclus dans le nom Auschwitz et elle pose la question qui sous tend sa démarche La psychanalyse, après Auschwitz, après les camps d’extermination, c’est quoi ?

Elle parle aussi de ce  Wiedergutmachen  indemniser, rendre indemne, à nouveau, plus exactement : rendre bon à nouveau – qui ? Le persécuté, l’assassin ? On perçoit aisément l’impasse, l’enfermement : pour sortir d’Auschwitz, ne pas cesser d’en être le symptôme témoin.

C’est ainsi que du haut de mes vingt ans, j’avais d’abord refusé les dédommagements. Ma mère a insisté, elle n’en recevra pas si je n’en prends pas  Que tu saches que tu as eu un père !  J’ai fini par céder et ainsi j’ai pu m’acheter un petit appartement. Et si j’avais tenu bon devant toute la famille, ce qui en restait, après la mort de Jonathan je n’aurais pu rester ici.  Par contre je n’ai pas reçu de pension car j’ai refusé de passer un examen psychiatrique. J’aurais dû me procurer un certificat qui prouvait que j’avais été perturbée ou marquée par ces années noires. Comme je me voulais en “bonne santé” et que l’on ne parlait pas encore ou à peine de ces fameux ravages, je n’ai rien fait. Plus tard ma mère travaillera chez un avocat spécialisé dans la matière.

Anne-Lise Stern prouve par son écriture, que le témoignage ne saurait passer autrement que par une vraie écriture. Seuls ces écrits-là  survivront.

Puis il y aura le film Shoah apprécié par l’auteure qui par ailleurs ne se privera pas de fustiger les films de fiction.

Anne-Lise parle souvent du film et de son auteur. Si plus tard elle accepte de donner un témoignage de rescapée audio-visuel, c’est car “Sans le film-épure de Lanzmann, jamais je n’aurais pu m’y résoudre. Le travail de Shoah ressemble au travail de civilisation de la psychanalyse, sec, asséchant, s’opposant à toute jouissance de l’horreur.” (page 248)

J’avais vu la première partie en salle de montage grâce à Ziva Postec, la monteuse et on peut dire la collaboratrice de  Claude Lanzmann car c’est un film de montage. Je me souviens avoir pensé et sans doute dit en sortant que la grandeur du film c’était d’avoir réussi à faire une fiction sur le réel.

Dans  le chapitre « Leur cinéma »,  Anne-Lise s’élève à juste titre contre Liliane Cavani et son célèbre  Portier de nuit, contre Styron et  Le choix de Sophie, contre Visconti et  Les damnés.

Le choix de Sophie, je l’ai lu avec horreur et donc je n’ai pas vu le film. Les damnés – trop esthétique, trop artistique, trop bien fait pour que je marche. Trop rétro. Quant à  Portier de nuit, film moins bon, j’avoue m’être laissée prendre par les acteurs et “le jeu ambigu” de Charlotte Rampling.

Et je me souviens de Jonathan sorti du film en colère. Il n’a pas marché. Il ne s’est pas laissé prendre. Pour lui ce n’était que du mauvais cinéma. Cela n’avait rien à voir avec le réel.  En sortant du “Dragon”, nous avons tourné des heures autour de Sèvres Babylone. Je ne voulais pas avouer qu’il avait raison. Sa radicalité m’énervait. Le film avait été encensé par la critique. Il ne pouvait pas être si mauvais. Il l’était. J’ai fini par acquiescer pour que l’on puisse prendre le métro et rentrer chez nous.

Sur ces films axés sur la sexualité, on ne peut que citer Anne-Lise à la page 228   Ça n’arrange pas du tout les psychanalystes, ni les fantasmes des plus jeunes. Ils s’accrochent à quelques récits sur les très rares exceptions, les rencontres des “privilégiés”, ou brodent sur l’existence de bordels à Auschwitz (pas de juives dans ces bordels, mettez-vous bien ça dans la tête). On tient à sexualiser Auschwitz pour éviter l’inanalysable, l’inattrapable de la chambre à gaz.

Sur ces films que ma mère n’allait pas voir, ne disait-elle pas – encore ceux qui ne savent rien et osent faire de l’argent sur notre dos. Quant à moi je ne peux que me répéter – il y a danger à se pencher impunément sur l’impureté.

Si je ne m’abuse, à part des récits de résistantes, il n’y a pas eu de textes de femmes juives-déportées qui n’avaient rien fait d’autre que d’être juives et devenues écrivaines par la suite. Anne-Lise Stern rejoint Primo Levi et Elie Wiesel.

Courageuse Anne-Lise, elle n’a pas sa langue dans sa poche et n’a pas peur de se mettre à dos certains psychanalystes. Elle est très exigeante surtout en ce qui concerne les amalgames en tous genres.

Culpabilité de survie” à la page 193 – il faudrait tout citer.  Elle  commente cette horrible question : Comment avez-vous survécu ?”, vous devriez-vous en sentir coupables, coupables de ce que nous vous supposons  avoir fait pour ça (…). Identification à l’agresseur : cela aussi a bien pris dans la sous-culture psycho-médiatique et incite notamment à ces inversions abjectes : Israéliens d’aujourd’hui = nazis d’hier. Au fond “culpabilité de survie”, c’est une sorte de psycho-monstre.

A ce sujet ma tante Toska déportée avec ma mère et ma cousine Nelly disait :” J’aurais bien aimé que l’on me fasse ce que les Israéliens font aux Arabes.” Et c’était bien avant Oslo et l’Intifada !

P.S : Je suis allée écouter un autre dinosaure, Ida Fink, elle n’a pratiquement pas parlé, pas seulement parce qu’elle refuse le côté “People”, mais aussi parce qu’elle n’est pas très à l’aise dans la langue hébraïque. Elle écrit en polonais. Et si dans la conversation Ida Fink parle volontiers d’elle même, de sa sœur et surtout d’éléments biographiques, en public elle se protège. Deux personnes ont parlé d’elle. Un psychiatre et l’écrivain Tsalka arrivé de Pologne à peu près dans sa vingtième année et écrivant malgré tout en hébreu. Heureusement le psychiatre a évité de faire le psy et a rappelé que Margaret Atwood dans “Negociating with the dead” raconte que face à son bureau il  y a cette phrase qui l’accompagne: A-t-on besoin de connaître l’oie qui a fourni le foie gras ? Plusieurs personnes dans la salle ont remercié Ida Fink d’avoir écrit de courts récits sur cette période noire en ne faisant que suggérer. Il ne faudrait jamais omettre de citer Ida Fink parmi les plus grands. Si elle témoigne sur cette période, c’est à travers une écriture littéraire belle et juste.

©Esther Orner

Née à Berlin, le 16 juillet 1921, Anne-Lise Stern est morte à Paris le 6 mai 2013, date de l’anniversaire de la naissance de Freud.

Anne-Lise Stern, Le Savoir-Déporté – Camps, Histoire, Psychanalyse

                                                                                             

                                                               

     

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