Le montage du film Shoah, Ziva Postec

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Voici dans le cadre du Billet de l’invité(e) des extraits d’un texte écrit par Ziva Postec, la monteuse du film Shoah de Claude Lanzmann. Le texte complet se trouve sur le site de Ziva Postec.

Le Montage du Film ‘Shoah’

Paris, 1979-1985

J’ai commencé à travailler sur « Shoah » en septembre 1979 et fini en mai 1985, date de la sortie du film sur les écrans parisiens. Presque six ans. « Comment as-tu résisté au temps ? » – me demandent souvent des amis – « N’avais-tu pas des moments où tu n’en pouvais plus ? »… J’ai craqué plusieurs fois, hurlé, pleuré. J’ai cherché à me séparer du film : quelque chose de plus fort que ces refus, me poussait en avant. A l’époque j’étais incapable d’expliquer la nature de cette force, je vais le tenter à présent. Sionistes, mes parents sont arrivés en 1933 en Israël – La Palestine de l’époque – sous mandat Britannique, de la Hongrie pour ma mère, de la Tchécoslovaquie pour mon père. Dans leurs plus terribles cauchemars, ces gens ne pouvaient imaginer qu’ils ne reverraient plus jamais leurs familles – Ce fut pourtant le cas : parents, sœurs, frères… tous ont été brûlés à Auschwitz. De ce fait, mon enfance (je suis née après le début de la guerre) a été marquée par un silence presque absolu concernant le passé proche et lointain de mes parents. Pas de récits ni d’histoire. L’Europe a été comme effacée de leur mémoire. Je me souviens d’eux arpentant comme des fous les ports et les camps d’internement anglais à la recherche des membres de leurs familles parmi les rescapés des camps de la mort qui avaient fui l’Europe et qui étaient parqués là interdits d’accès en Palestine….

Liens interrompus. Déchirure qui n’a jamais pu se cicatriser s’est installée en eux mêlée aux sentiments de culpabilité. J’ai vécu plus de 25 ans à Paris. Ils n’ont jamais pu reprendre le chemin de « retour » même pour me rendre visite…..

Faire le montage de « Shoah » c’était parler pour briser ce silence de mes parents ? Leur donner une voix ; c’était dire pour eux, pour moi, pour ma fille. Retrouver notre mémoire, l’assumer avec leur déchirure pour pouvoir aller au-delà sans jamais oublier. Mon cas n’est pas un cas particulier. Je connais beaucoup de gens de ma génération en Israël dont le passé européen des parents a été balayé pour toujours. C’est à nous, la deuxième et la troisième génération et les autres à venir de renouer les fils du passé tout en acceptant l’héritage de la blessure. Pour moi c’est un devoir.

Au départ j’étais inconsciente, je me disais : je vais monter « Shoah » comme n’importe quel film…. Très rapidement je me suis rendu compte que c’était impossible – d’abord à cause de sa longueur : on ne domine pas 350 heures comme on domine 20 ou 30 heures (longueur approximativement nécessaire pour construire un film de deux heures) – ensuite à cause du sujet.

Les visages des Juifs meurtris par un passé toujours présent, leurs voix aux récits insoutenables, les Polonais plutôt joyeux et les nazis lâches et sans remords, m’ont poursuivi à ne plus dormir pendant les quatre premiers mois de la prise de contact avec le « matériel », (temps normalement nécessaire pour monter un long métrage).(…)

Mais à l’époque une détresse d’une violence de lame de fond me déchirait ; à ne plus pouvoir regarder, écouter. Il m’est arrivé de me lever au milieu d’une interview, d’appeler « au secours » mes assistantes qui travaillaient dans la pièce à côté. Je leur demandais de regarder avec moi. Je m’accrochais à leurs présences comme si elles avaient le pouvoir de faire fuir ce que j’espérais n’être qu’un mauvais rêve, cependant le fait d’écouter à nouveau avec elles m’apaisait et j’étais prête à passer à l’interview suivant.

Au bout de ce « visionnage » plusieurs questions se sont posées à moi : serais-je capable de faire face ? Aurais-je la force ? Et si oui comment faire ?… Comment m’organiser, tant sur la façon dont j’allais procéder pour monter ce « monstre » que sur le plan émotif personnel.

Je me trouvais devant quelque chose qui ne ressemblait en rien à un film et malgré mes 25 ans de métier et même plus, il m’a fallu – ce qui est propre à toute œuvre de création – sans cesse me poser de questions, réinventer, aussi bien dans le travail de construction (en collaboration étroite avec Claude Lanzmann) que dans le travail du rythme (qui m’incombe entièrement), pour aboutir au résultat connu.

Peut-être même que ce défi : faire un film avec un matériel « si peu filmique » m’a permis de tenir toutes ces longues années – il fallait aussi parvenir à maîtriser mes émotions, les transformer en sang froid, seule condition pour mener à bien cette entreprise.

Après le visionnage de 350 heures où j’ai répertorié et classé le matériel, écrit des résumés, puis donné à taper et à traduire les textes des interviews, le travail proprement dit du montage pouvait commencer.

Mais nous étions dans l’obscurité totale. Par quoi commencer ? Quoi et comment éliminer ? Je ne pouvais m’appuyer sur aucun modèle. Il y avait le problème de la quantité – jamais aucun metteur en scène n’avait tourné autant de pellicule sur un même sujet – mais aussi la « non forme ». Lanzmann n’avait pas avancé avec un plan de travail. Nous n’avions pas les « outils » pour transformer ce matériel brut, ces interviews sans fin (entre sept et vingt heures chacun) en un récit.

Le titre « Shoah » a été choisi, nom hébreu, plus juste que le mot « Holocauste ». Shoah veut dire anéantissement, catastrophe…(…)

J’ai compris rapidement le rôle que ces images de la Pologne allaient jouer dans le film. J’avais demandé à Lanzmann de retourner là bas pour filmer les sites, trains et paysages. Nous en avions trop peu par rapport à l’ampleur qui allait être celle du film. Au début, Lanzmann n’était pas convaincu de cette nécessité – moi, je savais que s’il ne retournait pas, tôt ou tard le montage s’arrêterait. Environ un an et demi plus tard le montage s’est effectivement arrêté.

-« Mais il n’y a rien là bas, que des pierres » – m’a-t-il dit… J’ai répondu alors qu’il fallait filmer le rien, les pierres…(…)

Lanzmann m’avait demandé très simplement: « Ziva, sur quoi penses-tu que nous faisons le film ? » J’ai répondu sans trop réfléchir: « sur la mort ».

C’était le tournant. Nous avons compris soudainement vers quoi nous allions. « Le processus de l’anéantissement ». Dès lors, était devenu notre thème central. Nous abandonnons « plus facilement » à présent le matériel qui ne s’accordait plus avec notre objet principal. Nous avons mis trois ans avant de sortir de ce tunnel. Mais ce jour là la lumière fût.

Pour moi « Shoah » n’est ni un documentaire, ni un film de fiction, mais plutôt une fiction sur le réel. Une tragédie dont la structure permet aux protagonistes de reconstituer la tragédie vécue dans leur propre chair. (…)

Nous nous sommes arrêtés sur neuf heures trente simplement parce que nous n’avions plus de forces. Mais le film aurait pu durer aussi bien douze, treize heures…. J’étais à quatre pattes, comme une « prisonnière tenue toute ces années par une discipline de fer, à laquelle on annonce brusquement sa liberté. Consciente de l’aventure traversée, j’avais l’impression d’éclater en mille morceaux, mais j’avais terminé le marathon.

Il y a dix mois, j’ai décidé à ma grande surprise – je ne pensais pas pouvoir quitter Paris après 25 ans de vie – de retourner vivre en Israël mon pays natal.

©Ziva Postec – Paris, Août 1987

     
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