Ah vraiment ? un texte d’Esther Orner pour Yom HaShoah

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Esther Orner me permet de mettre en ligne « Ah vraiment ? », un texte tiré du recueil inédit et en cours  « Une année entre parenthèses »

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AH VRAIMENT ?
Les gens revenus de l’enfer « sont là en apparence.»
Ah vraiment ?
« Ils sont avec leurs morts.»
Ah vraiment ?

Elle a lu. D’abord elle ne voulait pas lire. Encore une histoire sur ça ? Elle a sauté les deux premiers chapitres et elle s’est mise à lire. Elle ne pouvait plus s’arrêter. C’était sur ça et pas sur ça. Quelques phrases péremptoires tout de même. Ou qui lui paraissaient telles. Après tout celle qui racontait « avait macéré dans le passé de ses parents ». Elle avait le droit d’être péremptoire ou pas.

Alors elle eut l’idée de passer en revue trois femmes qu’elle connaissait bien. Disons proches. Des femmes de sa famille. Dire qu’elle les connaissait bien c’était aussi péremptoire que les phrases lues couchée dans son lit. Elle lit pratiquement toujours couchée. Le Shabbat, jour de repos. Jusqu’à s’empêcher de lire les autres jours de la semaine qui devraient être consacrés à l’action. Et elle se souvient qu’elle lisait assise à sa table le crayon en main. Il y a longtemps.

Les trois femmes proches. Sa mère, sa tante, sa cousine germaine fille d’une autre tante qu’elle connut dans sa petite enfance, partie dans un des premiers transports et jamais revenue. Son mari et son père étaient avec elle et eux aussi ne sont jamais revenus. Personne n’est revenu pour raconter. Et qui dit que s’ils étaient revenus, ils auraient raconté.

Elle était persuadée que les revenants ne parlaient pas. Ce livre qu’elle avait lu en plusieurs fois lui prouvait le contraire. Elle sautait la plupart des passages où la narratrice rapporte certaines paroles supposées dites par les parents. Des horreurs. Mais  pourquoi dire « supposées ».   La suspicion allait jusque là. Elle  ne voulait pas savoir les détails. Sa propre expérience c’était qu’aucune de ces trois femmes n’avaient rien raconté ou presque. Avouer qu’elle ne pouvait écouter c’était encore une autre histoire.

La tante disait un prisonnier ne gardait jamais rien pour plus tard – il mangeait tout de suite ce qu’il avait trouvé ou ce que l’on avait pu lui apporter. En revanche dans la vie « normale », elle disait à sa nièce qui finissait sa tablette de chocolat avant de l’avoir entamée – demain est aussi un jour.

Quant au sujet de sa cousine germaine, une jeune fille, plutôt une adolescente, on savait par bribes qu’elle avait une amie débrouillarde qui la soutenait. Toutes les deux travaillaient à la table dite des enfants dont la plupart avaient menti sur leur âge pour pouvoir survivre. Et puis elle avait ses tantes. L’une d’elle, la mère de la narratrice, avait un talent particulier pour « organiser » et trouvait toujours quelque chose pour tromper la faim. La survie ne pouvait être assurée autrement.

Pendant la Grande marche la cousine aurait succombé si l’une de ses deux tantes, la mère de la narratrice, ne lui avait pas mâché la nourriture. Elle n’eut jamais l’idée de demander de quelle nourriture il s’agissait. Aussi proche qu’elle était de sa cousine, elle n’osa jamais l’interroger. Elle possédait une photo. La cousine avait les traits brouillés et paraissait en retrait. Cette photo a dû être prise proche de son retour. Peu de temps après elle était éclatante et ne passait jamais inaperçue. Dans la famille on disait qu’elle ressemblait à une actrice célèbre.

Quant à la mère la plus mutique des trois, un jour que la narratrice alla la rejoindre dans un café, elle la vit au centre d’un groupe, tous étaient suspendus à ses paroles, elle, la taiseuse. Quelqu’un lui fit signe. Elle se tut et accueilli sa fille qu’elle présenta fièrement aux convives – c’est ma fille. Elle sourit. D’ailleurs il lui arrivait de rire aux éclats.

Aucune des trois femmes ne parlaient des atrocités qu’elles avaient subies. Les mots les plus éloquents c’était  le bagne, la prison, l’esclavage. Vous pouviez imaginer ce que vous vouliez. Diriez-vous que cela développait l’imagination ou au contraire la brimait ?

Ce qui était sûr c’est que ces trois femmes protégeaient leur entourage proche. Quant à ceux qui paraissaient tout raconter, ils ne révélaient que la partie la plus visible de l’iceberg. Cette parole elle l’entendit proférer par sa mère. Elle l’adopta. Et ainsi quand quelqu’un en disait ou en montrait plus, elle sombrait dans le mutisme familial. Toutefois elle dût admettre qu’il y avait d’autres manières de dire.

Esther Orner, mars 2016

 

 

 

     
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