Parlons travail avec Philip Roth

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En hommage à Philip Roth (19 mars 1933-22 mai 2018), Esther Orner nous livre ici des extraits d’un texte inédit, écrit en 2004, faisant partie de son tapuscrit « La Lectrice de Soi ».                                                                                                                                                 

           PARLONS TRAVAIL, Philip Roth, Editions Gallimard, 2004

Je suis rentrée de Paris avec six kilos de livres achetés un par un sinon deux par deux. J’ai l’embarras du choix entre des Kertész, des Morante, un De Luca et d’autres. Parfaire ma connaissance de ces écrivains que j’aime. On m’a demandé si je préparais un doctorat. Qui sait pour mes vieux jours ! Je n’ai pratiquement rien lu pendant ce séjour. Même pas tenu un journal de voyage. En arrêt d’écriture. J’ai commencé par le plus facile ou le plus ludique  Parlons Travail

J’avais décidé de lire un entretien par jour. Méditer. Ne pas avaler. J’en suis déjà au quatrième. Passionnant. Je ne peux m’arrêter. Roth voyage et fait de véritables rencontres. Cela remonte parfois à plus de dix ans. Un tel recueil, une bonne idée.  Sur les dix écrivains, six ou sept sont juifs. Est-ce un hasard, si hasard il y a !

Le dialogue avec Aharon Appelfeld est fascinant. J’ai envie de tout citer. Roth suggère que dans Badenheim Appelfeld ignore délibérément le contexte historique. Et Appelfed s’explique “Les explications historiques me sont étrangères depuis que je me considère comme un artiste. Et puis ce qu’ont vécu les Juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale n’est pas “historique.” Nous nous sommes heurtés à des forces archaïques, mythiques, à un subconscient ténébreux que nous ne comprenions pas alors, et que nous ne comprenons pas davantage aujourd’hui. Lumineux et je ne cite qu’une petite partie.

Je ne peux m’empêcher de m’arrêter sur le shlemazl, celui qui n’a pas de chance. L’ingénu est toujours un Shlemazl, un lourdaud victime du malheur, qui n’arrive jamais à entendre à temps les signaux de danger qui s’embrouille, se prend les pieds, et finit par tomber dans le piège. Ces faiblesses m’ont enchanté, je m’en suis épris. Le mythe qui veut faire des Juifs des manipulateurs tirant les ficelles du monde s’est révélé quelque peut surfait.

S’il a surtout utilisé la fiction comme dans Tsili c’est pour être plus crédible : La réalité de l’holocauste a dépassé n’importe quelle imagination. Si je m’en étais tenu aux faits, personne ne m’aurait cru. Mais dès l’instant que je choisissais une fille, un peu plus grande que moi au moment des événements, je soustrayais ‘l’histoire de ma vie” à l’étau de la mémoire (…) la création requiert des causes, un fil conducteur. L’exceptionnel n’y a droit de cité que s’il s’intègre dans une histoire globale. » Élaguer l’histoire de sa vie pour rendre plus crédible. 

Ce qu’Appelfeld dit sur l’hébreu apprit à la sueur de son front ou comment échapper à ses souvenirs, à sa judéité, la politique et Israël  ne peuvent que m’interpeller. Toutefois je me concentrerai sur deux thèmes – l’action au quotidien et l’antisémitisme à usage interne. Dans ma naïveté, je me figurais que l’action ferait taire mes souvenirs et que je m’épanouirais comme les sabras, libérés du cauchemar juif. Mais que voulez-vous ? Le besoin, la nécessité, plutôt, d’être fidèle à moi-même et à mes souvenirs d’enfance faisait de moi un être distant contemplatif. Je m’y retrouve tout à fait, bien qu’il me semble que mon rapport aux souvenirs était moins conscient. Par contre il me semblait qu’il fallait que je sois dans l’action, que je participe à l’édification de ce pays neuf par l’enseignement jusqu’à oublier mon rêve d’enfance devenir écrivain, c’est seulement quand je retournerai pour la première fois en Europe et surtout quand je vivrai à Paris que ce rêve renaîtra.

Les événements du quotidien frappent à toutes les portes, mais  ils savent que je ne reçois pas des hôtes aussi agités. Philip Roth au début de l’entretien affirme que l’on ne doit pas considérer Appelfeld comme un écrivain juif ou israélien mais plutôt comme un écrivain écartelé, déplacé, dépossédé, déraciné. Appelfeld est l’auteur dé-paysé d’une littérature dé-paysée…N’est-ce pas la description du Juif, donc d’une littérature juive et même israélienne !!!

Continuons. Il y a Yvan Klima dont je n’avais jamais entendu parler : Né à Prague en 1931, Yvan Klima a subi ce que Jean Kott nomme “une éducation européenne”, c’est à dire que ce rejeton d’une famille juive a connu dès sa prime enfance la déportation au camp de concentration de Terezin avec ses parents, et qu’une fois adulte, romancier, critique, auteur dramatique, il a vu son œuvre censurée par les autorités communistes en Tchécoslovaquie tandis que sa famille était inquiétée et sanctionnée avec lui. Cette constatation que fait Roth ne manque pas d’ironie. Klima est pris dans le contexte littéraire tchécoslovaque. On assiste a un chassé croisé entre lui et Kundera, entre lui et Vaclav Havel. Il est beaucoup question de dissidence et de Samizdat, de privation de liberté et de libération. Kafka tient une place de premier choix dans cet entretien tous les deux sont passionnés par lui. Si on s’intéresse tant à la littérature tchèque c’est beaucoup car elle a donné naissance à un Kafka, même si celui-ci écrivait en allemand. Il a bien sûr été interdit sous le régime soviétique et pourquoi ? Klima l’explique : Le trait le plus saillant de la personnalité de Kafka c’est son honnêteté” donc dans un régime pourri, il ne peut être que rejeté. J’allais oublier  le fameux Massaryk qui a même une place à son nom à Tel Aviv tout près de la place Rabin.

Quant à Isaac Bashevis Singer, interrogé en 1976, il suit le texte sur Klima en 1990. Singer est surtout interrogé sur Schulz qu’il considère comme un grand écrivain, ce qui pour une fois n’est pas coutume. Il le compare à Kafka. Pour Singer Dieu aurait crée trois Kafka. Les deux autres étant Schulz et Agnon. Roth souligne que Schulz le détourne d’une certaine manière – c’est le personnage du père qui se transforme en cafard. Figurez-vous Kafka imaginant une chose pareille. Et par le biais de Schulz, Singer parle aussi de la Pologne, de ses Juifs et de leurs difficiles rapports avec les Polonais agacés justement par ces Juifs qui écrivent dans leur langue qui pour eux n’est pas celle des Juifs. On y retrouve son mordant, son humour et sa sagacité. Et je repense au lendemain de l’annonce du prix Nobel, Francine Cicurel et moi on se congratule. Nous avions lu tout ce qui avait été publié en français, mais jamais nous nous imaginions qu’il recevrait le Nobel.  Subitement il nous échappait. Nous ne le lisions plus. Plus tard aux États Unis je l’ai lu en anglais, fait rare et toujours avec le même plaisir.

Bashevis Singer a ses bêtes noires et ne mâche pas ses mots. Il accuse Agnon qui jure ne pas avoir lu Kafka de faire du Kafka que lui-même ne semble pas apprécier particulièrement. Je me demande en quelle langue Singer a lu Agnon qui utilise si bien la langue du Midrash perdue pour la traduction. Cela a dû lui échapper. Je ne vois pas Kafka apparaître derrière Agnon. Agnon et Singer tous les deux sont connus pour leur sale caractère. Ce qui n’empêche pas l’écriture. Bien au contraire ? Qui sait ?

Singer s’attaque également aux Juifs qui écrivent en polonais pour conclure qu’ils ne pouvaient faire autrement puisqu’ils ne savaient pas le yiddish, non sans rajouter qu’un bon écrivain n’écrit pas dans une langue acquise mais dans celle de son enfance.(il y a pourtant de grandes exceptions ! ) D’ici que ceux qui écrivaient en yiddish, eux aussi ne pouvaient qu’écrire dans cette langue puisqu’ils ne connaissaient pas le polonais. Quant à lui, il sera perdu les premiers temps en Amérique, mais continuera à écrire en yiddish. Et là il conclura qu’aujourd’hui encore : “La Pologne, la vie juive en Pologne me sont plus proches qu’à mon arrivée ici.” 

Roth m’a donné envie de relire Le rire et l’oubli de Kundera et Herzog de Bellow qui a disparu de ma bibliothèque. Je me souviens que très longtemps ce fut mon livre de chevet. 

Parlons travail est traversé par Kafka. Il en est la référence majeure. L’identité est au cœur du livre. Roth parle en écrivain et non pas en tant qu’universitaire. Les citations font partie des œuvres des écrivains et non pas ce qu’un tel aurait pu en dire.

Je ne peux me séparer du livre sans citer  Edna O’Brien sur la mémoire, le souvenir : Roth – Pourquoi le monde enfui ne vous laisse-t-il pas en paix ? O’Brien – Il y a des moments où le passé me happe, et alors le monde de tous les jours, le présent s’efface. Le souvenir ou celui qui en tient lieu m’envahit.  (…) c’est comme une digue qui m’envahit dans le cerveau.”   Et si elle retourne en Irlande dans l’espoir de faire surgir la mémoire, le souvenir vient de manière détournée car ni l’un ni l’autre ne se commande. Très proustien.

Et puis au sujet des rencontres de Roth avec Malamud :  En fin de soirée, nous causions presque toujours de livres et d’écriture, mais sans guère faire allusion à nos œuvres mutuelles et surtout nous n’en discutions jamais sérieusement, selon la loi non écrites entre romanciers, ou coéquipiers sportifs rivaux, qui ont bien compris que la franchise a ses limites, si le respect mutuel, lui, n’en a pas.

Et pour finir je citerai Judith Kaufmann citant Robet Desnos : “Pourquoi écrivez-vous ? Pour donner rendez-vous.”

©Esther Orner

 

 

 

 

 

     
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