Le sacrifice

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Le sacrifice est l’une des 13 nouvelles de mon recueil Bouquet de coriandre. 

Le sacrifice

Pendant les Jours Redoutables, après la Nouvelle Année et avant le Grand Pardon, onze poulets entraient dans sa vie, entassés dans une cage de bois en forme de parallélépipède que le père déposait dans la cour de l’immeuble. Il y avait autant de poulets que de membres de la famille, trois poules bien en chair pour les femmes, une pour la grand-mère, une pour la tante, une pour la mère, trois poulettes pour les filles, deux coqs pour le père et l’oncle et trois coquelets pour les jeunes garçons.

Suivant le même principe, lors des repas, les garçons recevaient les pilons et les cuisses et les filles, même si elles préféraient elles aussi les cuisses, devaient se contenter des ailes, pour qu’elles s’envolent vite de la maison, soulignaient la tante et la grand-mère, accompagnées d’un mari, bien entendu.

Le lendemain de l’arrivée des poulets dans la cour, le rabbin venait procéder à la cérémonie expiatoire.

Les premières années, quand elle était plus petite, l’événement la prenait par surprise, plus tard elle essaya d’échapper à son destin; ce jour-là, elle se portait volontaire pour faire les courses ou pour prendre sur elle tous les devoirs qui l’éloigneraient de la maison. Si aucune tâche de ce genre ne se présentait, elle allait se cacher derrière la grande bergère ou au fond de l’immense placard noir de la salle de bains avec un livre particulièrement passionnant qui la coupait de la réalité et la rendait sourde aux appels de sa mère et surtout de sa grand-mère qui ne comprenait pas comment elle pouvait lire alors qu’il y avait tant de choses à faire. Ces stratagèmes étaient peu utiles, elle n’avait jamais réussi à échapper au rite. Elle se tenait alors bien droite dans la cour, elle avait d’abord enlevé ses lunettes pour ne pas voir les choses trop distinctement; son père, le Président, choisissait une poule, il lui faisait remarquer affectueusement qu’il avait choisi la plus grande des petites poules puisqu’elle était l’aînée de la famille, ou comme disait son grand-père qui ne maîtrisait pas totalement la langue française, « le nez de la famille ». Quand elle se dévisageait dans la glace, elle se demandait si tous les aînés étaient destinés à avoir de si grands nez, elle se souvenait de l’instant horrible où elle avait senti le contact humide d’une fiente de pigeon alors qu’elle déambulait sur le Cours avec ses amies. L’atterrissage très précis de cette chose dégoûtante lui avait révélé l’étendue de son nez.Le rabbin inconnu, il n’avait pas les accents familiers du rabbin de la communauté locale, agrippait bien fort la poule que son père avait choisie et la faisait tournoyer trois fois au-dessus de sa tête et de ses couettes tout en prononçant des incantations qui devaient la protéger pour l’année entière, la poulette prenant sur elle et vers l’au-delà toutes les catastrophes possibles. Une fois le rite accompli, le rabbin ôtait quelques plumes autour de son cou, cherchait l’artère et la tranchait sans hésiter. Elle ne pouvait échapper au sacrifice, la poule tournant au-dessus d’elle dans un nuage de plumes au rythme de la bénédiction du rabbin mais celui-ci accompli, personne ne lui demandait d’assister au massacre. Une fascination malsaine et une curiosité dévorante la poussaient pourtant à observer les yeux grands ouverts tous les détails de l’opération. Elle sortait ses lunettes de sa poche et elle regardait. Le rabbin tenait la poule la tête en bas et laissait couler le sang sur le tapis de cendres qui avait été préparé dans un coin de la cour. Elle se demandait chaque année d’où venait la cendre, il n’y avait pas de cheminée dans la maison. Même avec l’artère sectionnée, les volailles continuaient à gesticuler. La grand-mère avait laissé à proximité un grand baquet posé à l’envers sur le sol. Le rabbin le soulevait et jetait la poule dessous. L’animal agonisant se cognait contre les parois dans un terrible vacarme. Elle restait attentive aux bruits qui s’estompaient peu à peu. Quand le silence revenait, elle allait s’asseoir sur le baquet retourné. Souvent, une poulette prise d’un ultime soubresaut venait heurter les parois et la faisait sursauter. Enfin, arrivait le tour de la petite sœur qui hurlait. Les onze volailles égorgées, la grand-mère entrait en scène, elle devait leur ôter les plumes. Il fallait procéder rapidement sinon elles refroidissaient et l’opération devenait plus ardue, certaines grands-mères paresseuses ébouillantaient les volatiles pour se faciliter la tâche mais sa grand-mère à elle refusait ces compromis peu traditionnels, une poule déplumée par ébouillantage n’aurait jamais le même goût qu’une poule plumée à la main! La grand-mère s’installait sur un tabouret, au fond de la cour, les jambes écartées, l’animal à déplumer entre elles. Ses mains allaient et venaient sur le corps du volatile comme si elles suivaient un tempo défini à l’avance. Dans sa tête à elle aussi résonnait le chant rythmé de la plumaison de la poule. La cour s’emplissait de plumes. Elle récupérait quelques plumes, elle biseauterait leurs tuyaux qu’elle tremperait dans son encrier et elle essaierait d’écrire sans succès sur son cahier d’écolière. Les poules une fois dénudées, étaient transportées dans la cuisine. Là, la grand-mère coupait complètement les têtes. Elle, malgré les remontrances de la vieille femme, s’amusait avec les têtes au lieu de les jeter, elle ouvrait et fermait leur bec, elle leur levait les paupières pour apercevoir leurs petits yeux vitreux, elle les classait par ordre de grandeur, leur donnait des noms ou les notait suivant la nuance de la couleur de leur crête qu’elle aimait beaucoup toucher. Puis venait l’étape la plus longue et la plus ingrate, celle des finitions, de l’élimination du duvet et des plumes courtes et récalcitrantes qui avaient échappé à la main énergique de la grand-mère. Celle-ci installait un petit réchaud sur lequel brûlait de l’alcool et elle présentait à la flamme les parties les plus intimes du volatile en le tenant par le cou ou par les pattes. Une odeur de chair brûlée qui l’incommodait, se dégageait dans toute la pièce. Après le passage à l’alcool, la grand-mère lui demandait d’examiner chaque poulet et de débusquer les plumes fines et discrètes qu’elle ôtait à l’aide d’une pince à épiler. Aujourd’hui encore lorsqu’elle s’épile les sourcils d’une manière très professionnelle d’ailleurs, elle revoit cette chair de poule grasse et gluante. La grand-mère prenait alors un grand couteau qu’elle affûtait sur la pierre qu’avait utilisée le rabbin pour aiguiser sa longue lame et elle coupait les pattes. Elle aimait beaucoup tripoter les pattes noueuses, presque orange dont elle caressait longuement les ergots. De son côté, la grand-mère relevait le croupion, enfournait sa main dans le cul de la poule et la ressortait dégoulinante d’entrailles. Elle tirait l’œsophage, elle se débarrassait du fiel visqueux et jaunâtre et récupérait scrupuleusement le cœur, le foie et le gésier dans une grande cuvette émaillée. Une année, alors qu’elle avait réussi à retarder le plus longtemps possible l’instant fatal, il s’avéra qu’il manquait une poule. Le père était tout à fait sûr d’avoir acheté le nombre habituel. La poule avait dû réussir à se glisser entre les barreaux de la cage. Elle était convaincue que la poule qui s’était enfuie était celle qui lui était destinée, la plus forte des poulettes. Elle était heureuse que sa poule ait pu échapper au déshabillage intensif et à la confiture d’oignons, l’un des plats traditionnels de la fête était le poulet confit aux oignons dont elle raffolait. Malgré des recherches systématiques, la poule ne fut pas retrouvée, elle avait bel et bien disparu. Un temps, les voisins furent soupçonnés mais il était fort improbable qu’ils s’attaquassent à un gallinacé non déplumé. Il était trop tard pour remplacer l’égarée, son père se contenta d’acheter une poule morte et déplumée chez le boucher, elle était ravie, cette année allait être bonne, pour la première fois, elle avait échappé au sacrifice. D’ailleurs, cette année-là, elle eut beaucoup de chances avec les vœux. Grâce à tous ces poulets qu’on accommodait à toutes les sauces, on pouvait jouer souvent au jeu des os. On récupérait l’os en V, chacun des deux protagonistes empoignait une branche du V et la tirait à lui. Celui qui recevait la branche la plus longue faisait un vœu qui se réaliserait seulement si, plus tard, lors du repas, il disait j’y pense quand son partenaire lui poserait une question ou  lui demanderait de faire passer un plat, le sel ou la carafe d’eau. C’était « faire yadess ». Avec l’os en V du poulet du dernier repas avant le jeûne du Grand Pardon, elle fit Yadess avec son père, elle reçut le morceau d’os le plus long et émit silencieusement le vœu de retrouver la poule. Un quart d’heure plus tard, son père lui réclama la salade de poivrons, elle lui tendit le saladier sans oublier de dire j’y pense et elle se mit à attendre le retour de la poule.

A la fin du Grand Pardon, tandis que la sonnerie du chofar retentissait encore dans toutes les oreilles, qu’elle rompait le jeûne avec la mouna, la brioche ronde où se cachaient des raisins secs qu’elle n’aimait pas, et alors qu’elle mangeait la pâte autour des raisins et qu’elle se délectait des grains de sucre qui la décoraient, la poule réapparut.

On ne sut jamais où elle avait disparu et comment elle avait réussi à subsister. Après ces longues journées de diète continuelle au poulet, bouillon de poulet, pâté de foies de poulet, omelette au poulet, couscous au poulet, coq au vin, poule farcie, poulet aux oignons, aux coings, aux aubergines, aux olives, au miel et aux amandes, sans mentionner tous les plats préparés à base des abattis, personne ne proposa de l’égorger. Le Président magnanime lui laissa la vie sauve.

Pendant son escapade, la poule avait beaucoup maigri mais elle se chargea personnellement de la ragaillardir. Elle lui apportait du pain sec, des épluchures de légumes, elle lui aménagea un abri dans un grand carton. Les premiers temps, ses sœurs et elle se divertissaient en courant derrière la poule pour l’attraper; quand elles étaient presque arrivées à leurs fins, elles laissaient la poule filer, apeurées par les avertissements de la grand-mère qui leur avait souvent répété que les plumes des poules foisonnaient de gros poux sauvages, qui se glissaient sous la peau, avides de sang et que c’était pour cette raison qu’elle-même prenait un bain si bouillant après avoir déplumé les volatiles. Malgré cette menace, la poule devint peu à peu le centre de tous leurs jeux. Elle devint populaire à l’école, ses camarades de classe citadines rêvaient d’être invitées chez elle et de copiner avec la créature. Celle-ci grossissait à vue d’œil et se transformait en poule grasse et bien fière. Elle venait toujours tourner entre ses jambes quand elle étendait le linge dans la cour. Chaque matin, son cartable énorme sur le dos, elle venait dire bonjour à sa poule. Le soir, quand elle rentrait de l’école, elle venait en premier lieu la saluer. C’était la première fois qu’elle pouvait créer des liens avec un animal domestique. L’année précédente, elle avait recueilli après un orage deux gros escargots qu’elle avait gardés dans un carton à chaussures tapissé de salade verte près de son lit mais ils avaient déserté leur domicile après trois jours et elle ne les avait jamais retrouvés. Elle passait des heures entières à observer la poule, elle essayait de comprendre si les déambulations de l’animal étaient dues au hasard ou suivaient un plan prédéterminé dans lequel certains itinéraires étaient privilégiés. Elle lui parlait, lui racontait des histoires qu’elle avait lues ou qu’elle inventait. Dans la cour, ensemble, la poule et elle vécurent heureuses.

Mais la poule disparut de nouveau. Elle ne s’en inquiéta pas excessivement, la poule avait déjà disparu, elle était revenue et cet épisode avait eu lieu avant même qu’elle n’eût été apprivoisée alors qu’elle était encore sous le choc du massacre de ses copines. Maintenant qu’elles s’étaient si souvent amusées ensemble, son retour était certain. Mais, les jours passaient et la poule ne donnait pas de nouvelles. Elle restait assise sur le baquet retourné et l’appelait: « Poulette, poulette, poulette… », elle regrettait maintenant de ne pas lui avoir donné de nom. Elle fouillait systématiquement les moindres recoins de la cour, elle s’aventura même dans la cave et descendit pour la première fois les escaliers sombres et abrupts mais rien. Elle était de plus en plus triste, elle doutait de la fidélité de ceux qu’elle aimait, elle se renfermait.

Après quinze jours, son père, le Président voyant son état apathique, lui annonça, lors d’un repas familial, que sa poule s’étant transformée, grâce à elle, en poularde, il avait commandité son exécution. S’il avait attendu plus longtemps, la poule aurait vieilli et sa chair aurait rassis comme le pain dont elle la nourrissait. Elle refusa de le croire. Il lui dit que le pâté de foie avec lequel elle tartinait son pain en était la preuve fort tangible. Elle ne pouvait imaginer qu’il lui avait fait ça. Elle se demanda si c’était lui qui avait éliminé les escargots l’année précédente.

Depuis ce jour, elle refuse de manger des ailes, elle se bat pour les pilons,  elle est dégoûtée par les pâtés, elle est allergique aux duvets et aux oreillers en plumes. Elle ne fait plus Yadess.

Cette année-là fut la dernière de cette cérémonie. Les années suivantes, le Président acheta des poulets surgelés,  pas onze mais douze, une nouvelle petite sœur était née, pour perpétuer la tradition.

©Rachel Samoul

     
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