Trois exils, par Agnès Bensimon

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Une note de lecture de notre chroniqueuse littéraire Agnès Bensimon qui nous parle d’exils

TROIS EXILS, par Agnès Bensimon

Dans son récent roman graphique « Si je t’oublie Alexandrie » (Steinkis), Jérémie Dres remonte le Nil et le fil ténu du passé égyptien de ses grands-parents maternels, Rachel Shalita décrit avec finesse la nostalgie du déracinement d’Israéliens établis en Nouvelle – Angleterre dans son deuxième roman « L’ours qui cache la forêt » (L’Antilope) et Elsa Boublil restitue avec « Le temps d’apprendre à vivre » (Plon) les difficultés d’intégration d’une jeune juive tunisoise dans le Paris des années soixante. Des lieux, des temps, des êtres, des traitements complètement différents qui sont autant de figures de l’exil. Des questionnements identitaires exprimés au plus juste et avec talent.

SI JE T’OUBLIE ALEXANDRIE, Jérémie Dres – Steinkis.

Fait remarquable, ce roman graphique qui revisite d’un point de vue juif l’histoire contemporaine de l’Egypte vient de paraître dans sa traduction en arabe au Caire ! C’est tout à fait exceptionnel et à l’honneur de son jeune auteur.

Après le décès de sa grand-mère suivie du placement de son grand-père dans une résidence pour personnes âgées, Jérémie Dres se rend dans leur appartement déserté et découvre une mallette contenant « des vieilleries » : des photos de leur passé en Egypte, un passé tenu à distance. Pourquoi un tel silence, un tel oubli volontaire du pays où ils sont nés, se sont rencontrés et se sont mariés ? Mû par ces questions Jérémie décide de se rendre au Caire et à Alexandrie, sur les traces de ses grands-parents maternels, Hadassa et Maurice Guini, accompagné de Marianne, sa mère.

On passe du gris de la région parisienne au sépia du Caire où commence cette remontée du temps. Dres mène une véritable enquête journalistique sur les lieux de la jeunesse de ses grands-parents, interrogeant des témoins de leur époque, des historiens soucieux du passé juif du pays, des responsables actuels d’une communauté juive en voie d’extinction imminente, tant au Caire qu’à Alexandrie. Sa curiosité le pousse à dresser un portait tout en nuances du contexte politique qui a prévalu au départ de ses grands-parents, contraints d’émigrer en Israël. 1948, bien sûr, mais surtout la chute du royaume, la prise du pouvoir par Nasser suivie d’une répression terrible puis de l’expulsion des Juifs d’Egypte. Au bout de quatre années difficiles, Hadassa et Maurice quittent la terre promise pour la France. Une fois à Paris, les grands-parents de Jérémie tournent définitivement le dos à leur pays natal et n’en parlent jamais. Tenace, Jérémie Dres, toujours en compagnie de sa mère, se rend en Israël pour interroger des représentants des Juifs d’Egypte et en apprendre davantage mais le passé familial garde ses mystères. Il choisit de coloriser cette séquence d’un jaune sable clair, du ton des pierres de Jérusalem.

Qu’aura-t-il appris de son histoire égyptienne au terme de ce long périple ? Peu de choses au final et ce constat en dit beaucoup sur nos ancrages éphémères. Un très joli poème écrit par sa mère, placé en exergue du roman le dit à sa manière : « Je porte en moi des labyrinthes – où s’évaporent comme des gouttes – les mots de langues oubliées (…) Je porte en moi des labyrinthes – où des destins se sont perdus – au mitan des croisées du hasard (…) » Ne sommes-nous pas tous porteurs de ces traces invisibles ?

En revanche Jérémie Dres aura perçu et donné à voir pour la première fois dans un roman graphique, les aléas de la présence juive en Egypte. Le récit, entre nostalgie et tendresse, est ponctué de touches d’humour. Une réussite.

 

L’OURS QUI CACHE LA FORÊT, Rachel Shalita – L’Antilope

On se souvient du premier roman de Rachel Shalita, « Comme deux sœurs » qui a scellé la naissance des éditions de L’Antilope, voici trois ans. Anne-Sophie Dreyfus et Gilles Rozier ont eu raison de se lancer dans l’aventure. « L’ours qui cache la forêt » confirme le talent littéraire de l’auteure israélienne. L’intitulé rappelle celui des contes d’autrefois où la forêt recèle autant de menaces que d’abris. Si le roman se déroule en Nouvelle-Angleterre, une région plutôt verte des Etats-Unis, la terre d’Israël n’est jamais loin … ou peut-être trop loin pour certains membres de la petite communauté informelle d’Israéliens qui y a élu domicile. Dans le cadre idyllique qui les entoure, comment s’avouer à soi-même que cet exil volontaire n’est pas si facile à vivre ? Comment le dire et à qui ?

Tout gravite autour de Nancy, une Juive Américaine, thérapeute familiale, divorcée de Guidi, son mari israélien qui n’a pas réussi à s’adapter à son nouveau pays. Tout gravite également autour de sa maison et d’une chambre à l’étage – jadis l’espace sacré de Guidi et de leur fille Daffy. Cette dernière, une adolescente très perturbée, implose lorsqu’elle découvre qu’elle est occupée par un inconnu – l’amant de sa mère. Elle sera internée dans une institution en bordure d’une immense forêt. L’amant envolé, Nancy va louer l’espace à une jeune femme dont elle ne sait rien.

Tout l’art de Rachel Shalita est d’impliquer le lecteur à démêler l’écheveau des liens invisibles qui relient les personnages entre eux, à leur insu. Chacun, dans des circonstances toutes personnelles, vient se perdre ou se réfugier dans la forêt profonde qui les appelle. Son immensité, son silence palpable offrent aux personnages un espace clos, une sorte d’habitacle où leurs inquiétudes, leurs chagrins, leur nostalgie se déversent sans témoin. Là, leur sentiment d’exil s’exprime sans retenue, comme leur errance affective. L’auteure peint des personnages féminins complexes et attachants dont le quotidien presque banal est chargé d’indécisions chroniques, de déchirements étouffés. 

Un roman tout en demi-teintes.

   

LE TEMPS D’APPRENDRE A VIVRE, Elsa Boublil – Plon

Elsa Boublil fait remonter avec doigté et tendresse le passé des Juifs de Tunisie à travers trois générations de femmes. Fleur, l’aînée, née à Tunis, amoureuse à dix ans de son futur mari, rencontré lors de ses fiançailles avec une femme qu’il n’aimait pas. Nicole, sa fille, qui fréquente le tout Paris intellectuel des années soixante et soixante-dix, mais reste prisonnière des traditions familiales au point de leur sacrifier sa vie. Lila sa petite-fille, nièce de Nicole, à qui Fleur lègue le fardeau de dénouer le mystère de la mort de sa tante, afin de soulager sa conscience. L’auteur emprunte au poète Aragon – que Nicole a fréquenté, le titre de ce roman au féminin, plongeant le lecteur dans une histoire familiale emplie d’amour et de combats. Il y est également question d’exil et d’identité, de déchirements et de poursuite de l’amour, avec ses moments de bonheur et de déceptions.

Elsa Boublil donne tour à tour la parole à ces trois femmes. Elles expriment chacune leurs rêves et leurs désillusions. Leurs luttes pour conquérir leur liberté. Il appartient au lecteur de reconstituer le puzzle à l’aide de ces trois monologues, de comprendre les failles profondes d’une famille tiraillée entre deux cultures et deux époques.

Ce premier roman très attachant est écrit avec humanité, justesse et pudeur, celles d’un auteur qui côtoie de très près ses personnages. 

©Agnès Bensimon

     
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