Dans le faisceau des vivants, Valérie Zenatti

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Une note de lecture d’Agnès Bensimon  sur « Dans le faisceau des vivants, Valérie Zenatti, Editions de l’Olivier »

Auteure, traductrice de l’écrivain israélien Aharon Appelfeld, disparu en janvier 2018, Valérie Zenatti signe avec « Dans le faisceau des vivants » qui vient de paraître aux éditions de l’Olivier, un portrait intime et très personnel de cet homme exceptionnel, dont la mort l’a profondément bouleversée.

Une relation hors du commun, par-delà le lien professionnel, fondée autant sur les mots que sur les silences.

On le sait, depuis « Histoire d’une vie », prix Médicis en 2004, Valérie Zenatti est la traductrice d’Aharon Appelfeld. De son vivant, elle nous a restitué en français onze de ses romans.

Presque immédiates, une complicité, une fraternité profondes se nouent entre eux. Elle décèle la reconnaissance d’âmes sœurs et donne ce titre à l’un de ses romans. Ces âmes sœurs sont d’abord liées par une langue, l’hébreu, devenue leur territoire commun. Qu’importe les 40 années, les villes natales et les milliers de kilomètres qui les séparent. À son arrivée en Israël, après la douloureuse traversée de la guerre, Erwin l’adolescent silencieux, devenu Aharon, a retrouvé la parole en apprenant l’hébreu, l’outil avec lequel il pourra désormais raconter son histoire, livre après livre.

Valérie Zenatti a également treize ans quand ses parents, originaires d’Afrique du Nord, quittent Nice pour Israël, elle aussi doit franchir ce mur d’incompréhension : « Nous avons partagé le langage hébété des nouveaux immigrants », écrit-elle.

Leur première rencontre s’effectue dans le silence de la lecture, lorsque la jeune Valérie ouvre « Le temps des prodiges » sans en connaître l’auteur. Quelque chose se produit, de l’ordre de la révélation, et la pousse à vouloir le traduire en français. Plus tard, dès le premier rendez-vous, à Jérusalem, dans la Maison d’Ana Ticho – un lieu unique, préservé des mouvements de la ville, où Appelfeld écrit très souvent, ce dernier lui accorde sa confiance. Leur amitié se renforce au fil des années, tissée de nombreux échanges sur tous les sujets qui les touchent. 

« Je ne sais pas comment je vais vivre maintenant, je ne sais pas comment vivre sans Aharon » confie Valérie Zenatti au début de son récit. Depuis l’annonce du décès de l’écrivain, un tremblement intérieur incessant la parcourt. J’ai longtemps cherché à cerner l’ébranlement de sa disparition. C’est cela qui a conduit à la nécessité de ce livre. Pendant plusieurs semaines, j’ai voulu rester dans le silence, poursuit-elle. 

Un besoin de silence, comme un abri vital. Dans le calme de son bureau, elle cherche à conserver la chaleur de sa voix, revoir la douceur de son regard. Elle s’immerge dans les interviews, relis et traduit les textes et les notes éparses accumulées au cours de leurs innombrables échanges. Ces notes ont nourri son esprit durant cette première phase de deuil et généreusement Valérie Zenatti nous en offre quelques-unes.

Par exemple : « C’est l’écriture qui m’a appris l’amour, à considérer sérieusement les douleurs de l’homme, avec empathie, à ne pas être méprisant, à parler aux hommes d’homme à homme ». Ou encore : « Vivre cela signifie faire ce que l’on désire sans déranger autrui. Respirer un air pur, avoir du plaisir à sentir sur soi les rayons du soleil, profiter du monde pas de manière hédoniste mais en toute liberté. »

Par cette belle citation d’Appelfeld, s’achève la première partie de « Dans le faisceau des vivants » avant le voyage à Czernowitz, la ville natale de l’écrivain, le 16 février 2018, le jour de son anniversaire. Il aurait eu 86 ans. Pourquoi maintenant ?

Curieusement, alors qu’elle prenait l’avion pour assister aux funérailles d’Aharon, une rencontre incroyable se produisit. Une inconnue l’ayant reconnue et sensible à la tristesse que Valérie dégageait, prononça ces mots : « Il faut que vous alliez à Czernowitz, je suis sûre que ça vous fera du bien, ça vous ouvrira à quelque chose d’important. »

Ces paroles vont faire leur chemin. Après la sidération de sa mort, après cette phase de silence, j’ai eu besoin d’aller au plus près de son histoire en me rendant dans sa ville natale. Là, la fiction et la réalité se sont emmêlées d’une manière très mystérieuse. J’ai traduit pendant des années les livres d’Aharon Appelfeld dans lesquels tous ces paysages étaient présents et là, ils étaient incarnés devant moi.

Un voyage éclair qui reste en effet mystérieux. Elle arpente la ville, sans boussole, sans savoir précisément où aller, fait des rencontres qui l’effrayent ou au contraire l’apaisent, passe une nuit cauchemardesque dans sa chambre d’hôtel, repart au matin dans les rues de la ville, puis vers la fameuse rivière si présente dans les romans qu’elle a traduits. Au fond elle intègre physiquement la démarche de Théo, le héros de Des jours d’une stupéfiante clarté , le dernier livre qu’elle a traduit du vivant d’Appelfeld et qui est paru quelques jours après sa mort. Dès la première minute de la libération du camp, le jeune homme se met en route vers sa ville natale à plus de mille kilomètres de là. Or l’écrivain avait coutume de dire que le mouvement d’un être en marche s’apparentait pour lui au geste d’écrire. 

Finalement, au terme de ses propres déambulations dans Czernowitz où elle traverse un moment de crise fulgurante, Valérie Zenatti reprend pied en faisant sienne cette affirmation de son ami : « un écrivain doit être fidèle à lui-même, à sa voix, à sa musique, à ses expériences et à sa vie intérieure. »

« Dans le faisceau des vivants » en est la preuve éblouissante. Valérie Zenatti nous offrira d’autres textes sous sa plume, tout en poursuivant la traduction des romans d’Appelfeld dont il reste une trentaine à découvrir en français… tout une vie.

©Agnès Bensimon

 

Un café pour Aharon et Valérie. Photo prise par Agnès Bensimon à la maison d’Anna Ticho à Jérusalem où Aharon Appelfeld aimait écrire et boire du café.

     
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