Tinghir-Jérusalem, les échos du mellah, la mémoire plurielle de Kamal Hachkar

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Le film Tinghir-Jérusalem, les échos du mellah de Kamal Hachkar sera projeté à la Cinémathèque de Tel Aviv le 23 mai 2013 à 22 heures en présence du réalisateur.

Je vous propose l’interview de Kamal Hashkar par Agnès Bensimon qui a été publié dans le numéro 9 de la revue Continuum, la revue des Ecrivains israéliens de langue française.

LA MÉMOIRE PLURIELLE DE KAMAL HACHKAR

Le film documentaire « Tinghir-Jérusalem, les échos du mellah », réalisé par Kamal Hachkar, professeur d’histoire dans un lycée de la banlieue parisienne, nous emmène à Tinghir, sa ville natale, située à 1500m dans les montagnes du moyen Atlas au Maroc, sur les traces d’une présence juive millénaire qu’il refuse de voir disparaître. Une démarche unique qui semble s’être imposée à lui en raison de son identité multiple. En interrogeant ses origines, le jeune réalisateur franco-marocain berbère et musulman a découvert la part juive de l’histoire de Tinghir et de la vallée du Todra. Avec passion et ténacité il a mené l’enquête pendant quatre ans, est parti à la rencontre de ses voisins d’autrefois et de leurs descendants pour tenter de comprendre les raisons de ce départ. Son premier film documentaire est à son image, attachant, humain et délivre un message plein d’espoir, celui d’une nouvelle génération ouverte sur son passé.

Comment analysez-vous ce sentiment de perte qui vous a conduit à entreprendre la quête d’une présence juive millénaire à Tinghir ?

Je me suis en effet senti orphelin de cette présence parce que je me suis identifié à ces gens contraints de quitter une terre où ils étaient enracinés depuis plus de 1000 ans. Cela faisait écho à mon propre passé. Je suis né à Tinghir, en 1977, mais à l’âge de six mois je suis venu en France, avec toute ma famille. Nous avons rejoint mon père qui y travaillait, comme ingénieur dans les centrales nucléaires. J’ai ainsi vécu dans de nombreuses villes de France et à chaque fois je sentais que j’étais perçu comme quelqu’un d’exotique ; on me renvoyait à mon étrangeté. Pour les grandes vacances, nous retournions au Maroc, à Tinghir. Notre maison en pisé se situait à trois rues du mellah, le quartier juif, laissé à l’abandon. Un jour j’ai interrogé mon grand-père qui m’a parlé des habitants juifs de Tinghir avec lesquels il avait des relations étroites. Par exemple, les femmes juives venaient puiser de l’eau dans la cour de sa maison, ou encore il me décrivait comment il faisait du commerce avec eux. Il a nommé les maisons, les échoppes, du nom de leur ancien occupant. J’ai commencé à faire un rêve récurrent, celui d’une vieille femme dans un aéroport, que l’on arrachait à son pays. Cette vieille femme, c’était moi. Ce rêve m’a habité et m’a poussé à entreprendre des recherches. Et puis surtout, il y a eu la lecture du très beau livre d’Edmond Amran El Maleh « Mille ans et un jour ». Je l’ai rencontré à plusieurs reprises, peu avant sa mort et lui ai parlé de mon projet de film. Il m’a dit alors : « Vous pourriez intituler votre film : «J’aurais pu être ce Juif »…

Par quel cheminement avez-vous restauré la connaissance de l’histoire de la communauté juive de la vallée du Todra ?

Ce n’est sans doute pas un hasard si j’ai entrepris des études d’histoire, cela correspond à un besoin chez moi de comprendre le milieu qui m’entoure. J’étais tellement surpris et ému par l’existence d’un passé juif si important dans ce pays que j’ai voulu en savoir plus, me rapprocher de la culture, comprendre ce qu’il s’était passé. J’ai entrepris les recherches aux Archives coloniales, à Nantes et à l’Alliance Israélite Universelle à Paris. C’est ainsi que j’ai appris que les jeunes juifs, à Tinghir, étudiaient l’hébreu chaque après-midi, à l’école de l’Alliance. Je me suis pris à les imaginer devant leurs livres dans une petite classe. Cette image était très forte. J’ai réalisé que tous les métiers de l’artisanat avaient été transmis par les Juifs aux habitants de Tinghir. Ils étaient le moteur de la société locale. Leur absence soudaine a stoppé le dynamisme du commerce et de l’artisanat. J’ai également découvert le cinéma israélien avec un film de Ronit Elkabetz, « Prendre femme ». J’ai trouvé magique ce film qui mélangeait l’hébreu et l’arabe. En octobre 2005 je suis parti pour la première fois en Israël, j’ai visité Tsfat, Haïfa, Jérusalem et Tel Aviv pendant dix jours. J’y suis retourné l’année suivante avec le groupe de l’association « Parler en paix » que j’ai rejoint au retour de mon premier voyage. J’avais envie d’apprendre l’hébreu – une très belle langue, et je l’ai fait. L’aventure du film a vraiment commencé à ce moment là, quand je suis allé à la rencontre d’hommes et de femmes originaires de Tinghir, émigrés en Israël au début des années soixante. J’avais envie de comprendre les raisons de leur départ mais surtout de travailler sur le ressenti de l’exil, de cet arrachement à leur terre, et tenter d’élaborer toute une anthropologie du souvenir. Le film porte en lui l’espoir de recréer des liens de part et d’autre. Il est illustré par la magnifique chanson « Bekfar Todra » – « Dans le village du Todra » de Shlomo Bar qui rend la nostalgie des Israéliens originaires de cette vallée.

Vous ne vous contentez pas de rendre vivante la nostalgie, perceptible de part et d’autre. Qu’attendez-vous de ce film ?

Le documentaire a été coproduit par la chaîne de télévision marocaine 2M et diffusé en avril 2012 à une heure de grande audience. Pour moi il s’agit de lutter contre l’amnésie, de dire aux dirigeants marocains comme à la population que nous avons une histoire en partage avec les communautés juives qui vivaient au Maroc. La grande civilisation arabo berbère musulmane doit assumer sa part juive. Il faut la réintégrer dans les programmes scolaires. Les Marocains de confession juive gardent un attachement profond à leur terre natale. Ce n’est que justice de rendre toute sa place à ce patrimoine. Le Maroc est pluriel. Ma génération devrait traduire cette pluralité par des faits et des actes. Je souhaite profondément redonner vie aux liens jadis étroits, entre les minorités, organiser à Tinghir un festival autour de la musique judéo berbère, restaurer la vieille synagogue, signaler la présence de l’école de l’AIU … Cette pluralité c’est notre arme contre les extrémismes, un atout pour combattre le fanatisme et l’intolérance.

Entretien réalisé par Agnès Bensimon, auteur de « Hassan II et les Juifs, histoire d’une émigration secrète ». Le Seuil, 1991.

     
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