Georges Perec lu par Esther Orner

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Le 3 mars 1982 marque la disparition de Georges Perec.  « La vie mode d’emploi » fut l’une des grandes émotions de ma jeunesse. En hommage et dans le cadre de mon Billet de l’Invité(e), je donne la parole à mon amie Esther Orner qui m’a autorisée à reprendre sa communication lors d’un colloque sur Georges Perec qui s’était tenu le 14 avril 2005 à l’Université de Tel Aviv.

ECRITURES CROISÉES

A peine avais-je donné le titre de mon exposé encore à venir, que je me suis dit – c’est de l’hybris. Si Perec était vivant (et il l’est par son œuvre) aurais-je donné ce titre et même aurai-je oser en parler ? Sans doute pas. J’aurais plutôt dû choisir  Vies croisées  et si déjà Vies et Écritures croisées. Bref, je me suis mise dans une situation vraiment délicate, voire piégée.

Pas plus que Perec j’aime me dévoiler, mais puisque j’ai choisi ce thème presque inconsciemment ou plutôt par inconscience, il ne me reste plus qu’à m’y mettre, toutefois en essayant d’éviter les écueils de l’égocentrisme.

Perec et moi faisons partie d’une même génération, celle que l’on a surnommé “les enfants cachés” qui tous ont une expérience commune d’enfants abandonnés par leur parents souvent déportés dont la plupart ne sont pas revenus. Une génération qui pour beaucoup ne connaissent ni la date ni le lieu de la sépulture de leurs parents. Une génération qui n’a pas pu faire le deuil de ses pères et mères. L’absence, le manque sont au cœur de nos écritures qu’elles soient autobiographiques ou pas. Qu’elles parlent directement ou pas du sujet.

Dans une même décennie entre 1970 et 1980 paraît  W ou le souvenir d’enfance (1975).  La partie W parait quelques années plus tôt en 1969 dans la Quinzaine littéraire. Presque en même temps paraissent en France des essais, des souvenirs d’autres “enfants cachés” – Saul Friedlander  Quand vient le souvenir (1978), Claudine Vegh,  Je ne lui ai pas dit au revoir ( 1979).

En 1977,  Les Cahiers du Nouveau Commerce me publie un récit d’une dizaine pages sur mon souvenir d’enfance intitulé  Et lui comment était-il ? Ces textes  publiés plus ou moins au même moment paraissent trente après les événements. Ce qui ne veut pas dire que ces écrivains n’ont pas essayé  de parler de leur expérience plus tôt. Perec quinze ans plus tôt écrit quelques feuillets pour raconter son histoire (feuillets inclus dans W). Les aînés déportés parce que résistants comme David Rousset et Robert Antelme que Perec a lus attentivement et Elie Wiesel déporté parce que juif ont déjà écrit dans les années 60. Une littérature est en train de naître –  Modiano né après-guerre. Gary et bien d’autres.

La grande question jusqu’à ce jour, comment écrire après et même écrire tout court, est presque devenu un lieu commun  et pourtant elle est au centre de la littérature de la Shoah. Et pas seulement.

Par parenthèse la plupart des écrivains ne tiennent pas à être catalogués en tant qu’écrivains de la Shoah. Soyons clair, Perec n’est pas un écrivain de la Shoah. La Shoah a “seulement” changé sa vie et n’est pas absente de son écriture. Un fil autobiographique traverse toute son oeuvre bien au delà de ses écrits considérés comme tels. Et comme il l’a affirmé dans W:  “Le projet d’écrire mon histoire s’est formé presque en même temps que mon projet d’écrire.”

Je voudrais signaler que ces livres et ces auteurs, je ne les ai pas lus à leur sortie, non pas que je n’avais accès à eux, je vivais alors à Paris, j’avais tout simplement peur de les lire. Si je les lisais c’était presque en cachette. Ce n’est qu’en 84, ici à Tel Aviv que je commencerai à lire. Le pompon revient à W ou le souvenir d’enfance. Je ne savais même pas que ce livre existait. Pourtant je connaissais Perec, j’avais lu  Les Choses, La Disparition, L’homme qui dort et vu le film.. En avait-on moins parlé  que de ses autres livres ? Je n’en sais rien. Ou alors je n’entendais pas. Et pour cause.

Pendant des années  si je regardais un document sur les camps, (ce qui était rare) c’était d’un regard oblique et toujours en espérant reconnaître mon père pour avoir enfin une preuve tangible de sa mort. Un trait commun à toute une génération. Perec en parle également surtout au sujet de sa mère. Quant à ma mère revenue des camps si on lui parlait d’un film, elle haussait les épaules – encore un qui fait de l’argent sur notre compte et puis comme si on pouvait montrer  ça …

Alors faire avec  ça de la littérature ? (Elle sera punie pour ça,  je l’obligerai à se raconter dans Autobiographie de Personne)

Je ne suis bien sûr pas la seule à avoir eu peur de lire, puis de dire. Et surtout d’avoir été dans l’incapacité de dire, pour finir quand même par dire. La litote, cette parole atténuée convient peut-être le mieux au roman et à la poésie après la Shoah, malgré Adorno qui d’ailleurs parait-il est revenu sur sa fameuse phrase.

La question majeure reste comment ne pas banaliser ? Comment ne pas esthétiser, presque inévitable lorsque l’on transpose.

Comment dire lorsque enfant on a été contraint au silence, lorsque enfant on a été contraint à se cacher parce que juif, comme si c’était mal d’être juif. Perec entre autre a choisi la contrainte et le jeu ludique pour pouvoir dire l’indicible dont il parle.

Par ailleurs je me suis plus d’une fois posé la question à savoir si la prolifération de noms propres et de noms communs surtout dans La vie mode d’emploi, ce savoir encyclopédique que le simple lecteur ne saurait retenir n’aboutissait pas au vide, au rien. Quelle serait alors la différence entre ne pas nommer du tout et nommer trop ? (Question ouverte …)

Je ne suis pas une pérécienne comme la plupart des intervenants ici. Je suis même une lectrice assez tardive. Mais en réfléchissant à mon “sujet” je me suis souvenue avoir écrit un travail de séminaire sur Perec en 1988 intitulé Identité et écriture dans W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec.  J’avais suivi un cours à Bar Ilan et plus précisément chez Judith Kaufmann à qui je dédie cet exposé. Le cours s’intitulait: « La Shoah dans le roman français ». Je découvrais enfin tout un pan de la littérature que j’avais sciemment occulté.

Et lui comment était-il ? comme je l’ai signalé avait déjà été publié dix ans plus tôt. C’était mon souvenir d’enfance. Je le gardais secret malgré la publication. Ce récit est la matrice d’ Autobiographie de Personne que je commencerai à écrire un an ou deux plus tard après ce séminaire. On pouvait donc écrire sur ça, sur “La-bas.”

Encore bien avant Et lui comment était-il ?, j’avais écrit un récit que j’ai perdu sur les jours de la semaine. Je me souviens que je le commençais ainsi : Je n’avais plus de passé, plus de famille. Cette phrase plus ou moins au même moment que Perec écrivait Je n’ai pas de souvenir d’enfance. Et pourtant il racontera. Nous raconterons. Mais quoi ? Les absences, les trous – ce qui a troué nos enfances.

Georges Perec ne reniera jamais son appartenance au judaïsme. Cependant elle ne sera jamais vécue d’une manière positive.

Dans Récit d’Ellis Island (1980) il affirmera : Je ne sais pas précisément ce que c’est qu’être juif. Ce que ça me fait d’être juif. C’est une évidence, si l’on veut, mais évidence médiocre, qui ne me rattache à rien. Perec ne se sent pas relié à la tradition, celle que ses parents aurait peut-être  pu lui transmettre. On pourrait presque dire que Perec se situe au “degré zéro” de l’identité juive. Même en ce qui concerne son patronyme, ses repaires sont fragmentaires voire erronés. On peut toutefois supposer que dans le livre qu’il projetait d’écrire sur ses origines  Histoires d’Esther,  il aurait su en tirer parti. A ce stade de son cheminement, dans les années 70, lui si précis, avide du moindre détail, préfère ne pas se documenter. Sans émettre de jugement on ne peut s’empêcher de relever ce manque, cette absence probablement liée encore une fois à “l’histoire avec sa grande hache,” mais aussi sur le compte de l’œuvre inachevée. (On peut rêver à ce gros livre des origines qui devait être le pendant de La vie mode d’emploi.)

Mon cheminement s’opposera au sien, mais si je n’avais pris la décision de venir ici à l’âge de 13 ans, je n’aurais probablement pas été éloignée des considérations de Perec. (Je ne peux m’empêcher de penser à l’histoire des deux bateaux qui se croisent en mer …) Quant au fameux Je me souviens pour quelqu’un qui n’a pas de souvenirs, je ne l’avais pas non plus lu à la sortie. Au même moment j’écrivais Elle a dit une suite de 200 dire, proche et à la fois très différent. Deux écrivains empêchés de dire et de se souvenir se croisent et se rejoignent une fois de plus.

En guise de conclusion :

Je me souviens avoir rencontré Perec deux fois ou plutôt de l’avoir croisé.

Je me souviens que la première rencontre a eu lieu dans un appartement  autour du Yiddish.

Je me souviens que c’était après le film de Bober sur Raddom.

Je me souviens de la seconde rencontre dans la cuisine d’une amie de Perec, elle partait au Japon.

Je me souviens qu’il est temps de m’arrêter…

©Esther Orner

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