Un soir à Rosh Pina avec Etgar Keret

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Dans le cadre du Billet de l’Invité(e), nous retrouvons avec grand plaisir mon amie Agnès Bensimon en direct de Rosh Pina dans le Nord d’Israël où elle réside désormais et où elle a assisté à une conférence d’Etgar Keret.

UN SOIR A ROSH PINA … AVEC ETGAR KERET

Le 15 décembre 2022

Quelle joie de retrouver Etgar Keret sur la scène de la grande salle du centre culturel de Rosh Pina, mon lieu d’élection depuis mon départ de Bruxelles. Je l’avais invité, 20 ans plus tôt à l’occasion de la parution en français de son premier recueil de nouvelles, « Crise d’asthme », chez Actes Sud. Dans l’espace intime du Théâtre Poème, à Bruxelles, animé par l’incomparable maîtresse des lieux, Monique Dorsel, un public composé de quelques expats israéliens et collègues de l’Ambassade d’Israël avait savouré avec bonheur la performance de ce conteur hors pair.

Ce jeudi soir à Rosh Pina, devant un parterre de plus d’une centaine de lectrices et une poignée de lecteurs, Etgar Keret, épargné par le temps et fidèle à lui-même, nous a gratifiés d’un formidable stand-up. Au sens propre d’abord. Il s’est tenu debout deux heures durant en raison d’une méchante hernie discale et a commencé par nous raconter par le menu sa première rencontre littéraire à Rosh Pina, voici 30 ans. En raccourci : le chauffeur du van qui l’emmenait de Tel Aviv à Rosh Pina effectuait sa première mission et était éminemment stressé. Quelques joints aidants ils ont fini par arriver, dix minutes avant le début de la rencontre. Restait à gravir les escaliers aussi raides que lui du jardin du Baron pour atteindre le lieu. Pour plus de facilité, Etgar a grimpé les dernières marches à quatre pattes et la personne qui l’accueillait, imperturbable, lui a tendu la main dans cette position. Pour récupérer ses esprits Etgar décide alors de commencer la rencontre en lisant une de ses nouvelles. Mais les mots avaient une fâcheuse tendance à se distordre. Se souvenant du sage conseil de son frère aîné, leader du mouvement pour la libéralisation du cannabis : « quand tu es stone, il faut manger du sucre », il explique qu’il est en hypoglycémie et demande si quelqu’un n’a pas quelques douceurs sous la main. Une femme, dans la salle lui propose de lui apporter une part du gâteau au fromage qu’elle a préparé.  Elle habite juste en face et revient avec le gâteau entier qu’elle découpe pour tout le monde, mais qu’Etgar terminera à lui tout seul. Il nous rassure : la rencontre s’est conclue sous les applaudissements même s’il est incapable de se souvenir de ce qu’il avait pu dire. A sa grande surprise, ajoute-t-il, lorsqu’il est revenu quelques années après à Rosh Pina, fier de la maîtrise de son intervention, dans le public on lui a dit : « c’était très bien, mais c’était beaucoup plus intéressant la dernière fois ! »   

Ce jeudi soir, la salle était pliée de rire.     

La suite ? 

Etgar illustre par maintes anecdotes truculentes de quel terreau fertile son imagination et son désir d’écrire se sont nourris : le terreau familial. Il n’y avait pas de livres pour enfants chez lui mais chaque soir, à tour de rôle son père, sa mère, lui racontaient une histoire chacun à sa manière. Des récits totalement imaginaires, côté maternel, presque documentaires, côté paternel. Des sorcières, des fées, des animaux fantastiques versus des alcooliques, des prostituées, des maffieux … Cette dualité, il l’a intégrée dans son propre parcours. Diplômé du Technion, matheux, rationnel, son cerveau reptilien est pondéré par un émotionnel et une sensibilité hypertrophiés. Ses récits sont d’une précision au cordeau, sa logique au service du burlesque. Ses personnages, toujours coincés dans des situations improbables, sont tellement tellement humains.

Là encore le fruit n’est pas tombé loin de l’arbre. La relation qu’il fait du passage des Keret père et fils à l’armée vaut le détour.

Le frère aîné. Première guerre du Liban, celui-ci est affecté à la garde d’une immense antenne, pour 24 heures. Dix jours plus tard, il est toujours planté là. Pour tuer l’ennui, le brave soldat Keret a transformé l’antenne en totem indien. Au moment où le commandant surgissant de nulle part, l’aperçoit prosterné au pied du totem – sans voir qu’il rattache le lacet de sa godasse, il lui colle 40 jours d’écrou. Motif : « attitude contraire à l’éthique ». C’est la première et unique fois de toute l’histoire de Tsahal que cet article assez vague du règlement militaire est appliqué à l’encontre d’un soldat convaincu de pratique idolâtre.

Le père. En pleine guerre des Six jours, quelque part face à l’armée égyptienne, son escadron le sauve de justesse d’un groupe de soldats ennemis auquel il apportait avec le sourire des gâteaux et du thé. « Tu n’as pas compris qu’ils parlaient l’arabe ? – Et alors, moi je parle bien plusieurs langues ! »

Etgar. Viré de 4 unités durant le premier mois de sa préparation militaire. La raison ? « Chef, je veux bien porter ce sac rempli de pierres sur mon dos, mais explique-moi pourquoi je dois le faire et je le ferai… » Et ainsi de suite. Finalement il s’est retrouvé dans une unité informatique, confiné dans un petit espace, avec des gardes de 36 heures durant lesquelles, pour tuer l’ennui, il se racontait des histoires à voix haute, qu’il a fini par poser sur le papier.

Un conseil d’écriture ? Ne pas plier son récit aux contraintes d’un plan initial, comme la vie nous y invite, le laisser se perdre dans les méandres de sa dynamique souterraine, ne pas le brimer et se laisser surprendre par le résultat.

Merci Etgar pour ce cadeau.

©Agnès Bensimon  

     

 

     
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