Elle était une fois, Yaël Neeman

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Nous retrouvons avec plaisir Agnès Bensimon pour une note de lecture sur :

ELLE ÉTAIT UNE FOIS, de Yaël NEEMAN, Actes Sud. Septembre 2021, 304 pages. Récit traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech et Laurence Sendrowicz.

Nous étions l’avenir , le premier récit de Yaël Neeman (Actes Sud, 2015) sur son enfance et sa jeunesse au kibboutz Yeh’iam, avait déjà inscrit la place de l’auteure dans la littérature israélienne contemporaine.

Elle était une fois est une œuvre unique, à mille lieues d’un conte de fée, à la fois chronique d’un effacement planifié et son contraire, celle d’une révélation précautionneusement élaborée par l’écrivain.

La rencontre entre Pazith (née Sylvia) Fein et Yaël Neeman tient de ce hasard si cher à Diderot. A peine si l’on peut parler de rencontre. Les deux femmes se sont croisées sur le pas d’une porte, dans un immeuble à Tel Aviv, au milieu des années 1990. L’impact de ces quelques minutes a perduré au-delà du temps, sans autre raison que la personnalité puissante de l’être entraperçu dans un nuage de fumée de cigarette, des quelques mots prononcés et d’un rire en cascade. 

Jamais elle ne l’a revue, et bien après la mort de Pazith, Yaël Neeman entreprend de recueillir les témoignages de personnes qui l’ont connue, soit en enregistrant les interviews, soit par correspondance. Entre 2008 et 2018, elle compile, retranscrit, recoupe tous les éléments accumulés au fil des années « sans pouvoir donner de réponse adéquate à la question qui m’est posée invariablement, pourquoi je fais ça. » Elle prend acte de ses responsabilités dans l’agencement des lambeaux de vie ainsi extirpés de l’oubli, consciente de la volonté inébranlable de Pazith d’effacer toute trace de sa présence sur terre. Celle qui avait fait don de son corps à la science, offert ses objets les plus précieux, mutilé ou détruit toutes les photos d’elle, effacé son nom au Tippex sur chaque livre qu’elle donnait, n’avait bien sûr, pas de descendance. « Elle effaçait au fur et à mesure qu’elle faisait. » Surtout, Pazith avait totalement compartimenté sa vie, évité que ses amis se rencontrent, se connaissent, qu’ils parlent d’elle entre eux, avant comme après sa mort.

Pourtant cette femme a marqué tous ceux qui l’ont rencontrée et leurs témoignages convergent : une intelligence hors du commun, une culture immense, notamment littéraire, une parfaite maîtrise des langues, beaucoup d’humour, de générosité tout en étant très exigeante et tyrannique. Et puis le côté beaucoup plus sombre, sobrement évoqué par l’auteure car « il y a des choses qui se refusent à l’écriture. »

Née dans un camp de transit en Allemagne, de parents durs et sévères, mutiques sur leur vie d’avant, il semble que d’invisibles barbelés aient enserré son enfance et transpercé son être. Un ancien du quartier de Mifdeh à Holon où elle a grandi, livre ce témoignage:   « Nous étions des enfants de survivants, mais nous ne savions pas ce que sont des enfants de survivants, nous ne savions pas que c’était ce que nous étions. » Yaël Neeman pose un regard neuf sur la réalité vécue par ces enfants d’immigrants dans une société israélienne en pleine évolution. « On ne parlait pas encore de Shoah. Il y avait eu la Shoah, mais pas encore son récit. Pas non plus de première génération. Elle était là, bien sûr, mais n’avait pas encore pris la parole. Et ceux qui la prenaient n’étaient pas encore écoutés. Pas même Primo Levi. »

Le fameux rire de Pazith, dont tout le monde se souvient encore et qui la caractérisait depuis l’enfance, tenait sans nul doute du sanglot refoulé, celui d’une déchirure insurmontable.

Dans sa relation si particulière avec elle, Yaël Neeman nous offre une magnifique réflexion sur son écriture : « non seulement elle n’est ni une thérapie ni une consolation, mais ce monde imaginaire est lui-même une maladie auto-immune qui s’aggrave à mesure que l’on écrit. Parce que les choses qui s’écrivent sont sans cesse extraites du même cratère intérieur qui se creuse de plus en plus, qui fouille la plaie, et alors la plaie devient béante, devient abîme. Pazith est allée jusqu’au bout de cette chose, sa vie a été comme une maladie auto-immune permanente. »

Merci de nous avoir laissé entrapercevoir cette femme inclassable avec tant de retenue, à la mesure de l’écrivain que vous êtes.

©Agnès Bensimon

     
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