Le sacrifice d’Isaac dans la mosaïque de Beth-Alpha

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Je  vous propose un extrait de mon manuscrit inédit La Dernière mosaïque.

La Dernière Mosaïque retrace la vie de Hanina, un mosaïste juif né en Palestine au VIe siècle et qui, grâce à son art, va connaître un destin exceptionnel. Hanina a vraiment existé, il a signé la mosaïque de la synagogue de Beth-Alpha en Galilée mais à part cette signature, on ne connaît rien de lui. 

– C’est magnifique, …les couleurs du feu. Rajoute encore un peu de bois. Elles me rappellent celles du feu dans le panneau du sacrifice. Le sacrifice d’Isaac à Beth-Alpha, dans mon village de Galilée. Je voudrais pouvoir te le décrire fidèlement. Son esquisse, d’abord, m’avait subjugué. Les serviteurs, le bouc, l’âne, le bois, le feu, Isaac et Abraham avec son long couteau et en particulier la Main de Dieu auréolée par les rayons du soleil couchant. J’admirais son métier, Marianos, mon père, m’expliquait que dans ce panneau, il voulait utiliser des taches claires et sombres pour créer entre les deux côtés un équilibre qui serait encore renforcé par la Main de Dieu placé exactement au centre. Je me demandais pourquoi cette scène biblique l’inspirait autant. Il disait qu’elle donnait son sens à toute la mosaïque. En la reproduisant, il devenait Abraham et comme lui, il obéissait et se soumettait à la volonté de Dieu. Il devenait témoin de l’incommensurable miséricorde divine envers ceux qui suivent scrupuleusement ses commandements. Il a commencé ce panneau en réalisant le bouc. Il lui a fait une seule corne. Comme je m’en étonnais, il m’a expliqué qu’il n’avait pas oublié par distraction l’autre corne mais qu’au contraire, il avait fait exprès d’y renoncer, il voulait qu’en regardant son bouc, on se souvienne du shofar, on se souvienne de la compassion divine. J’insistais pour aider mon père mais, alors que j’avais pu m’affairer avec lui sur la roue du Zodiaque et même sur l’Arche d’Alliance, il m’a relégué, pour le sacrifice, à mon traditionnel rôle de remplissage. Ce refus injuste a provoqué chez moi une rancune qui m’a poussé à l’outrage. Tandis qu’il partait sur le Gilboa chercher un ocre particulier, je me suis attaqué au corps d’Abraham. Je lui ai fait pousser une barbe alors que mon père ne l’avait pas dessinée, j’ai posé les tesselles de son cou, je l’ai habillé d’une robe rayée. Tout allait bien, j’étais heureux, j’en étais sûr, en voyant le résultat, il ne m’en voudrait pas de lui avoir désobéi mais au moment de m’attaquer aux bras d’Abraham, je réalisais l’outrecuidance de ma tentative : je n’ai pas réussi ses bras, je m’y suis repris à plusieurs fois mais je ne suis pas parvenu à rattacher ce maudit bras qui brandissait le couteau du sacrifice au corps d’Abraham. J’ai tordu le bras d’Abraham ; je ne suis pas arrivé, malgré mes multiples tentatives, à placer la pliure du coude au bon endroit.

– C’est ridicule mais malgré les années, je ressens encore, avec la même acuité, l’humiliation de cet échec. Tu sais, mon père m’avait narré l’histoire d’Abraham et d’Isaac maintes fois et il a insisté pour écrire en tesselles, à côté des personnages principaux Abraham, Isaac, le bois, le bouc, leur nom comme si l’image ne suffisait pas à raconter l’histoire, comme si la scène était incompréhensible sans nommer chacun des protagonistes ou comme s’il fallait bien percevoir qu’il s’agissait d’Abraham et d’Isaac et pas de Marianos et de Hanina. Il me faisait remarquer qu’Isaac qui entrevoie ce qui l’attend, ne se rebelle pas, qu’il respecte sans bornes la parole du père. Que me disait-il ainsi ? Que c’était un exemple ? A moins qu’il ne parlât de son passé, de son père à lui ; lui, si bavard sur son art, ne disait jamais rien sur son enfance, sur la façon dont il avait quitté son père, je savais par vague ouï-dire qu’il n’avait pas voulu s’associer à son propre père et qu’il s’était enfui du village pour suivre un atelier itinérant, je n’osais pas l’interroger plus avant. Les pères ont été des fils. Moi je n’ai été qu’un mauvais fils. Il m’avait déjà parlé de ce panneau alors que nous venions de commencer notre projet, alors qu’il était occupé à donner vie à Hélios et à ses quatre chevaux. Le panneau du sacrifice n’était pas le panneau central du pavement mais pour lui c’était le plus important. S’était-il passé une tragédie entre lui et son père, voulait-il me dire que lui de même aurait été prêt à me sacrifier, sentait-il qu’il me sacrifiait en m’initiant à ce métier, peut-être redoutait-il de m’entraîner dans ce travail minutieux ? Ou bien le fait que j’ai été près de lui pour cette mosaïque avait-il un sens que je ne pouvais encore discerner ? Toutes ces questions m’effleuraient mais je ne cherchais pas à y répondre, moi ce qui me passionnait dans cette mosaïque ce n’était ni Abraham, ni Isaac, ni même la Main de Dieu mais les yeux de Tichri et les mains de mon père.

– Tu me montres ton bras, tu es impatient de savoir ce qu’il s’est passé avec les bras déformés d’Abraham ? Et bien, quand mon père est revenu de sa quête et qu’il a vu mon Abraham difforme, il a tonné, j’ai même craint un moment que la Main de Dieu ne se détachât de la mosaïque pour venir séparer ma tête du reste de mon corps. Il m’a injurié, moi, ma mère et tous les anges de l’univers, y compris Anaël l’ange du vendredi pour lequel il éprouvait une tendresse particulière puis soulagé, il s’est calmé et s’est mis à rire, un fou rire presque aussi terrifiant que sa première explosion de colère. Il riait aux larmes ; possédé par son rire, il tressautait comme les sauterelles desquelles j’avais enlevé les ailes dans ma tendre enfance. C’est une délicatesse, une gourmandise dont je suis friand, des sauterelles sans aile et sans carapace, cuites dans l’huile et conservées en sauce. Puis son rire aussi est retombé. Je me suis excusé. En larmes, je lui ai proposé de détacher les coupables abacules. Il m’en a dissuadé, c’est le lot des pères d’être désobéi par leurs fils ; en fin de compte, il trouvait mon Abraham sympathique, il appréciait ma fantaisie, le bras est l’un des éléments le plus sujet à des déformations, à des distorsions, celui qui nécessite du mosaïste la plus grande adresse. Dans les églises de Constantinople, certains saints de la nouvelle religion avaient également les extrémités déformées. Il ne sacrifierait pas mon Abraham. Abraham a installé son fils sur l’autel et a pris son couteau, ses larmes sont tombées dans les yeux de son fils Isaac, ce qui a fait pleurer les anges dont les larmes ont mouillé à leur tour le couteau du sacrifice qui s’est dissous à leur contact. Dieu a ordonné alors à Abraham de laisser Isaac en vie et d’immoler à sa place le bouc. Cela se passait sur le mont Moriah, là où le Temple sera édifié. Notre mosaïque de Beth-Alpha avec son sacrifice sur le mont Moriah, son arche et ses chandeliers à sept branches glorifiait le Temple et Jérusalem, tous les deux aussi inaccessibles. Comme un psaume. 

Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite se dessèche!
Que ma langue s’attache à mon palais si je perds ton souvenir, si je ne mets Jérusalem au plus haut de ma joie !

– J’observais cette scène du sacrifice, son équilibre, ses analogies, sans me lasser comme si je regardais un feu. Observer plutôt que juger, ne l’oublie jamais. Des rayons de soleil de chaque côté de la main de Dieu transperçaient un nuage, une composition à trois qui répondait au bouquet formé par les deux mains garrottées d’Isaac et la main gauche d’Abraham, leurs doigts comme des rayons de soleil ; Abraham paraissait protéger son fils alors que dans sa main droite, il tenait un couteau menaçant. Tous flottaient dans l’espace, intemporels. Pourtant, les saisons s’étaient écoulées, leur représentation en abacule était terminée, j’avais peur qu’il ne reparte, je craignais d’oublier le sourire de Tichri.

©Rachel Samoul

     
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