Alger-Jérusalem, Jean-Pierre LLedo par Yehuda Moraly

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J’ai le plaisir d’accueillir dans le cadre de mon Billet de l’Invité, Yehouda Moraly, auteur, chercheur et homme de théâtre, qui a dirigé le département d’Etudes théâtrales de l’Université hébraïque de Jérusalem.

ALGER- JERUSALEM, VOYAGE DANS UN TABOU

Le nouveau film de Jean-Pierre Lledo

Jean-Pierre Lledo a une biographie passionnante. Il est né en Algérie dans une famille dont le père est un militant communiste. Après l’Indépendance, en 1962, tout naturellement, ce dernier veut participer à l’édification de cette Algérie nouvelle, indépendante et qui se dit ‘’démocratique et populaire’’, pour laquelle il a lutté depuis sa jeunesse. Il reste donc en Algérie et Lledo, lui, va étudier le cinéma à Moscou. Il y rencontre celle qui va devenir sa femme, algérienne. Et après leurs études en URSS, ils reviennent tous deux en Algérie, lui, comme réalisateur, son épouse comme médecin. Lledo fait de nombreux films, dont plusieurs sont primés (L’empire des Rêves, Festival de Damas, 1985 ; Jonction, Festival de Carthage, 1988 ; La mer est bleue, le ciel aussi, Festival de Lorquin, 1991, Les Ancêtres, Grand Prix du Festival international du film scientifique d’Alger). Mais la plupart sont censurés d’une manière ou d’une autre, non diffusés par la TV et empêchés de festivals : c’est l’époque des sociétés d’Etat et les directeurs font la loi. Un de ses films, à peine fini, disparait de la salle de montage !

En 1990, interviewé par la télévision algérienne, ce cinéaste algérien, marié à une algérienne, père de deux enfants algériens, a le tort d’évoquer l’origine juive de sa mère.

Scandale. Le lendemain, les voisins traitent son ainé de sale juif. Trois ans plus tard les islamistes assassinent tous ceux qui ne pensent pas exactement comme eux. Lledo, après avoir joui d’une protection policière (sur laquelle il peut raconter de savoureuses anecdotes), se décide à quitter ce pays où sa famille avait vécu depuis si longtemps, cinq jours avant que des tueurs se faisant passer pour des policiers ne se présentent à son domicile, déserté. Arrivé en France il y réalise une remarquable trilogie de films consacrée à l’Algérie. Un rêve algérien (2003) fait le deuil de cette Algérie multiethnique souhaitée par les communistes, au travers d’Henri Alleg, en vérité Harry Salem, un juif communiste d’origine anglo-polono-russe, emprisonné et torturé par l’armée française durant la guerre d’Algérie. Dans Algérie, mes fantômes (2004) le cinéaste en exil part en quête de cette Algérie multiethnique, à travers toute la France : pieds-noirs, ouvriers, agriculteur, fille d’harki,  tantes juives de l’auteur, etc… Il commence alors à avoir le soupçon que l’exode de 1962 d’un million de non-musulmans, était la conséquence désirée d’une stratégie d’épuration ethnique du FLN algérien.

Avec Algérie, histoires à ne pas dire (2007) le cinéaste cherche a vérifier ce soupçon. Le film, constitué de quatre volets, montre des Algériens dont les rapports avec la population non-musulmane d’Algérie ont été excellents, essentiels. Le film s’oppose donc à l’histoire officielle imposée par le F.L.N. qui démonise les non-Arabes. Un des personnages du film, Arabe de Philippeville, a été élevé par un fermier d’origine italienne, qui le considère comme son fils. Un autre, Tchitchi, avait pareillement été adopté par le petit peuple de la Marine, un des plus pauvres quartiers d’Oran… composé essentiellement d’Oranais d’origine espagnole. Il se souvient avec nostalgie de ces années 50, pour lui des années d’or. Donc, apparemment, un film d’amour et de nostalgie. Mais, au fil des interviews, des histoires dont personne ne parlait, apparaissent au grand jour. La plus marquante est bien sûr celle du massacre d’Oran du 5 juillet 1962, dont jamais la presse, algérienne ou française, n’a voulu faire état. Le jour même de la célébration officielle de l’Indépendance, la population arabe, menée par les forces du F.L.N se jette sur la population civile non-musulmane, et massacre par centaines Pieds-Noirs et Juifs, hommes, femmes, et enfants, au faciès, de façon horrible, allant même jusqu’à pendre à des clous de boucher, etc… Or, l’armée française, en 1962, à Oran était encore présente et censée défendre la population civile. Très facilement, elle aurait pu intervenir. Mais prévenu, de Gaulle, voulant éviter tout conflit avec le nouveau gouvernement algérien, sacrifie ceux qui lui avaient fait confiance et ordonne : « Laissez faire ». Ordre qui jette, d’ailleurs, une lumière tout à fait surprenante sur le grand héros national. Et les malheureux, Pieds-noirs et Juifs, qui avaient eu la bêtise de croire à ses discours, et à ceux du FLN, se font massacrer par une population sachant se montrer particulièrement inventive.

Cette quatrième partie est menée rondement par le personnage principal de cet épisode, un jeune comédien en train de monter ‘’Les Justes‘’ de Camus,  qui interroge des personnes qui ont vu le massacre ou qui y ont participé.

Le volet précédent, non moins troublant, concerne le mystérieux assassinat à Constantine du musicien juif Raymond Leyris, l’étoile de la musique judéo-andalouse, mais dont la mémoire est aujourd’hui systématiquement effacée de l’Histoire officielle algérienne. « Il ne valait pas la balle qui l’a tué », dit un musicien qui se présente comme un ‘’ancien moujahid’’, au sortir d’un concert de musique andalouse. Signalons à ce propos que l’encyclopédique histoire des relations entre les Juifs et les Arabes qui vient de sortir sous le patronage de Benjamin Stora et de Abdelwahab Meddeb, si elle évoque le musicien de façon très élogieuse, censure le fait qu’il ait été assassiné… Ce qui donne idée de l’orientation de cette ‘’encyclopédie’’…

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Le dernier film de Jean-Pierre Lledo, extraordinairement fort et bien fait, fut bien sûr interdit en Algérie, et le demeure. Mais il est sélectionné dans plusieurs Festivals à travers le monde, dont celui de Jérusalem, en 2008. Après quelques hésitations, Lledo accepte l’invitation. Et ce pays, qu’il voyait à travers le prisme diabolisant de ses préjugés communistes, lui apparaît soudain sous un tout autre visage. Il multiplie les projections, à Jérusalem, Tel-Aviv, Netanya, Haîfa, Afoula, Sderot, et Ashdod où il retrouve notamment la famille de l’oncle maternel arrivé en Israël avec sa jeune femme en 1961.

Comme Lledo a toujours été, très sincèrement, un défenseur du faible et de l’opprimé, il sent qu’un énorme tort a été fait à l’image d’Israël. Il veut défendre ce pays obsessionnellement calomnié. Il n’est pas seulement doué dans le maniement de la caméra mais aussi dans celui de la langue française. Il se lance dans une défense passionnée d’Israël. Ses lettres ouvertes à ses ex-collègues sont des modèles de polémique.

Chez lui, l’idée germe, peu à peu de venir s’installer en Israël. Le projet présente quelques difficultés. Mais comme Lledo a quelque chose des héros du Moyen-Age et qu’il est difficile de lui faire renoncer à un projet, le voici nouvel immigrant et se préparant à pour mettre à l’épreuve de la caméra les préjugés dont il fut lui-même victime. Laissons-le décrire son propos :

Tout au long d’un voyage en Israël et de rencontres diverses, j’essaie, accompagné de ma fille, et au travers de mon histoire particulière, d’identifier les mots, les concepts, les pensées, les obstacles qui m’ont empêché d’arriver plus tôt en Israël. Ayant vécu en Algérie jusqu’en 1993, et ayant moi-même occulté Israël durant près de 50 ans, je suis assez bien placé pour affirmer que nous assistons à une des plus vastes entreprises de judéophobie jamais conçue par l’humanité. Délégitimer un des plus anciens peuples du monde, tenter de le déposséder de sa terre, équivaut à une nouvelle Shoah. Celle-là visait à détruire physiquement un peuple entier. Celle-ci à le détruire symboliquement, dans son âme.

Ziva Postec, chef-monteuse de SHOAH, produit et dirigera le montage de ce film.

Donc, après la Shoah physique, la Shoah morale : l’Europe veut détruire l’identité juive. Evidemment, dans l’atmosphère d’anti-israélisme, nouveau visage de la judéophobie, qui règne en France, un tel projet de film no politically correct ne pouvait recevoir un bon accueil. Ses projets antérieurs avaient tous reçu le soutien des institutions publiques de cinéma, mais pour ce projet, toutes les portes lui sont fermées.

Parallèlement, il s’est mis à écrire et il faut le dire bien haut, Lledo est un grand écrivain. Ses deux livres sur le monde arabe, publiés chez Armand Colin sont remarquables. Il y explique, avant même l’échec des ‘’printemps démocratiques’’, que le monde arabe doit préalablement élaborer une nouvelle pensée démocratique et pour cela se défaire des trois unanimismes qui le castre : son nationalisme fermé, son islam interrogeable, et sa judéophobie structurelle.

Revenons à son nouveau film. Initialement intitulé Mon oncle d’Israël, il s’appelle maintenant Alger-Jérusalem, Voyage dans un tabou. Beaucoup en Israël se plaignent que les cinéastes israéliens, ouvertement ou plus subtilement, portent sur leur pays et sur l’entreprise sioniste un regard si négatif, qu’on se dit qu’avec de tels compatriotes qui a encore besoin de la propagande hostile du monde arabo-musulman…? Or, voici, tombé du Ciel, un cinéaste doué qui veut remonter jusqu’à l’origine des préjugés du prêt à penser planétaire à l’endroit d’Israël.

Avec sa fille Naouel, et Ziva Postec, la monteuse de Shoah, il a filmé plus de deux cents heures  qui lui permettront de reconstituer ce que fut son voyage mental, de la détestation d’Israël au respect que son peuple lui inspire. Il ne faut plus maintenant que monter ces rushes et finir le film. Lledo a besoin de 80 000 euros pour boucler sn budget. Et si Israël n’aidait pas Lledo à réaliser son film, qui répond à un besoin si urgent, ce serait grave. Y-a-t-il encore des mécènes sionistes dans notre pays ?

Lledo est un grand cinéaste. Pour le moment, je conseille à tous de voir sa trilogie algérienne, en particulier le dernier volet, Algérie, histoires à ne pas dire. Ils y découvriront un cinéaste qui sait, à partir de matériel documentaire, créer des moments de vérité insoutenables.

© Yehouda Moraly

Jean-Pierre Lledo, La révolution démocratique dans le monde arabe : Ah ! si c’était vrai…, Armand Colin, Paris, 2012.

Le Monde arabe face à ses démons : nationalisme, islam et juifs, Armand Colin, Paris, 2013.

Un autre billet de Yehouda Moraly, L’opération Torch ou le nouveau Pourim d’Alger 

     
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