Les tourments d’une ashkénase

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Dans le cadre du Billet de l’Invitée, j’accueille Gigi Finkel.  

Tourments d’une ashkenaze

Jusqu’à l’année dernière je n’aurais même pas pu concevoir l’idée d’y aller. Je ne pouvais pas comprendre non plus comment des Israéliens pouvaient y aller, sauf peut-être ceux-là même qui en venaient. Va-t-on en promenade dans un cimetière? Oui, quand on va sur des tombes de proches disparus ou de gens célèbres. Mais quand il n’y a pas de tombes?  En fait c’est exactement la question: comment visite-t-on un cimetière sans tombes? Existe-t-il un mode d’emploi? Car pour moi la Pologne c’est d’abord ça. Non seulement les membres de ma famille qui y vivaient ont été exterminés, mais aussi d’autres qui l’avaient quittée pour la France et qui y furent expédiés en train avec pour  destination finale les chambres à gaz. Ils ne forment qu’une poussière dans un océan de cendres. Mes parents avaient jeté l’anathème sur deux pays: l’Allemagne et la Pologne. Quand ils étaient encore en vie, l’idée d’y aller ne m’aurait pas effleurée. Depuis, certaines choses ont changé. A la couche cimetière s’est superposée une autre couche, celle de la Pologne contemporaine, professionnelle.  J’ai des relations de travail avec des collègues polonais, plus jeunes, cultivés, qui parlent un anglais parfait, et voyagent de par le monde. Quelquefois lors d’une conversation téléphonique, je prononce les quelques politesses que je connais en polonais, et aux questions je réponds que ma mère est née en Pologne. A chaque fois sans exception la conversation s’arrête là. Ou bien est-ce le fruit de mon imagination? Ou moi qui ne souhaite pas la continuer?  Je passe de la colère et la révolte à une envie d’aller voir cet endroit longtemps rayé de ma carte mentale. Je ne peux même pas dire que j’irais à la recherche de mes racines, car je les renie. Mes racines, c’est en Israël qu’elles ont poussé. Je pense être assez forte pour affronter tout ce poids, mais en même temps comment vais-je pouvoir entendre des guides d’Auschwitz expliquer combien les Polonais ont souffert, comme me l’a raconté un ami qui en revient. Comment pourrai-je ne pas réagir? Comment pourrais-je prendre le train de Varsovie à Cracovie? Un train, en Pologne? Je pense immédiatement  à une affiche du film  « Shoah ». Comment dit-on « gare » en polonais? Umschlagplatz?

A Varsovie, où il ne reste rien du quartier juif, je ne resterai pas longtemps. Le rue Krochmalna, si bien décrite par Isaac Bashevis Singer et où vivait la pègre juive, figure pourtant dans une brochure récente. Cracovie sera l’étape suivante, mais Karol, un ami spécialiste des relations Juifs-Polonais, m’a avertie: tout est du faux, les restaurants juifs appartiennent à des Polonais pour lesquels ils sont des sources de revenus. Une excursion de la journée à Auschwitz suivra. Je partirai avec une amie très proche, dont les antécédents familiaux et les sentiments sont semblables aux miens. Nous irons ensuite en voiture à Lublin, pour visiter Krasnik, la ville de ma mère qui se trouve dans les environs, et où on peut encore voir une synagogue. J’aimerais aller à la mairie regarder les registres. Mais un cousin franco-israélien qui y est né m’a prévenu: il avait tenté de le faire il y a quelques années et s’est fait mettre dehors comme un malpropre. Karol m’a dit qu’il y avait beaucoup d’antisémites dans cette partie du pays.  Comme il y avait aussi une très forte concentration de Juifs, ce n’est pas étonnant que trois camps d’extermination aient été construits à proximité. J’aimerai faire un saut à Zamosc, la ville de Itzhak Leib Peretz et de Rosa Luxemburg, où la « haskala » avait réussi à pénétrer, et dont les beaux bâtiments datant de la Renaissance ont été préservés. Ce serait la partie touristique du voyage. Chelm est aussi dans le coin. Ce n’est donc pas seulement une blague.

Mais comment vais-je pouvoir faire face aux gens eux-mêmes? Avec les jeunes cela ne devrait pas être trop difficile. Quand je vois des Allemands agés, mon réflexe est toujours le même:  je voudrais leur demander ce qu’ils faisaient pendant la guerre. Ce réflexe sera sans doute réactivé.  Je me sens tiraillée entre d’une part des clichés comme la célèbre phrase d’Itzhak Shamir « Les Polonais se nourissent de l’antisémitisme avec le lait de leur mère », qui apporte de l’eau à mon moulin, et des faits qui montrent d’autres aspects et  témoignent de changements. J’essaie de me convaincre. C’est en Pologne qu’il y a eu le plus grand nombre de Justes des Nations. Ce sont les Allemands qui ont exterminés les Juifs, pas les Polonais. La journaliste juive américaine Anne Appelbaum a épousé le ministre des Affaires étrangéres. L’ethnologue chargée de l’exposition permanente du nouveau musée juif de Varsovie est une juive américaine dont le père avait quitté la Pologne en 1934: elle y est allée de son plein gré. Le pays est devenu moderne et s’est ouvert au monde. Beaucoup de Polonais viennent en Israël, pour visiter la Terre sainte, faire du tourisme au soleil, ou organiser des évènements. Jai lu avec intérêt le livre  » Celle qu’on aime » de Maria Nurowska qui raconte les exploits d’une espionne polonaise qui travailla pour le compte des Alliés pendant la guerre. Au Salon du livre de Jérusalem, un stand polonais était présent les deux dernières fois. En France, des Polonaises ont été recrutées par des familles pour s’occuper de dames juives âgées et malades venues elles-mêmes de là-bas. Je me demande si ces garde-malades ont conscience de cette ironie de l’histoire.

 Donc c’est decidé, j’irai en Pologne. Il faut juste que je trouve le bon moment…

©Gigi Finkel

 

     
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