De la place Masarik à la reine Esther

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La place Masarik porte le nom de Tomas Garrigue Masarik (1850-1937) qui fut premier Président de la Tchécoslovaquie, de 1918 à 1935. C’était un amoureux de la démocratie et de sa femme à laquelle il a emprunté le nom de Garrigue, qui fleure bon le thym et le romarin, bien qu’elle fut américaine et non pas provençale… Tous les attributs d’un mensh pour ce défenseur des Juifs qui prit partie pour eux, notamment dans l’affaire Hilsner, une accusation de meurtre rituel. Admirateur de la cause sioniste, il fut aussi le premier chef d’Etat à visiter le pays alors sous Mandat britannique. En hommage, il fut d’ailleurs nommé citoyen d’honneur de la ville de Tel Aviv en 1935. Un village au sud de Saint-Jean-d’Acre fondé par des Juifs tchèques honore aussi son nom. Il s’agit de Kfar Masarik avec son beau réfectoire de style moderniste construit par l’architecte Munio Weinraub Gitaï, le père du cinéaste Amos Gitaï. Celui-ci lui a consacré un film : Lullaby to my father – Berceuse pour mon père. Un beau titre. Architecture et cinéma. Architecture et écriture.

Au centre de la place Masarik, une plaine de jeux et depuis 2009, une tache jaune, le célèbre canard du caricaturiste et de l’auteur de bandes dessinées Dudu Geva (1950-2005). En Israël, le Canard de Dudu Geva, c’est comme le Chat de Philippe Geluck en France et en Belgique. Il est tellement populaire que c’est le premier canard à recevoir la citoyenneté d’honneur de la Ville de Tel Aviv en 2008.

Je continue sur King George puis prends la première rue à droite : la rue Zamenhof. L’ophtalmologue polonais, qui parlait onze langues et qui a développé l’espéranto  pour que tous les humains puissent se comprendre. La pola okulkuracisto, kiu parolis 11 lingvojn kaj evoluigis Esperanto por ĉiuj homoj povas kompreni. Estis judaj. Faut-il préciser qu’il était Juif ? Ou cela n’a aucune importance ? Sauf pour le fait que ses enfants sont morts à Auschwitz ?

Sur le trottoir,  deux petites filles jouent à la marelle. Plus loin, un mur à graffiti. Un tag sans fioriture : This is my message to you. Dans la même veine que Ceci n’est pas une pipe. Je débouche sur la place Dizengoff. En arrivant de ce côté, le bel hôtel Cinéma offre une perspective nouvelle. Comme l’hôtel Center en face. Enfant, lors de mon premier voyage en Israël en 1969, l’hôtel s’appelait Commodore et la place, avec ses pelouses et ses fontaines, conçue par Genia Averbruch, une architecte qui a étudié en Belgique, n’était pas encore surélevée. Je me souviens qu’on y mangeait des Wimpy. Quelqu’un sait-il encore aujourd’hui ce que c’est ?

L’hôtel Cinéma a pris la place du cinéma Esther du nom de sa propriétaire Esther Nathanel originaire avec son mari Moshe d’Aden au Yémen. L’architecte était Yehouda Magidovitch que nous avons déjà rencontré. Le cinéma a été inauguré en 1939 et s’est transformé en hôtel en 1998.

Je reviens sur mes pas et prends à droite dans la rue Bar Kokhba, la rue du fils de l’Etoile. C’était le chef de la Deuxième révolte juive, de 132 à 135, contre le pouvoir romain. Il fit subir à Hadrien et à ses troupes de nombreuses pertes mais la réaction des Romains fut terrible, politique de la terre brûlée, interdiction aux Juifs de s’approcher de Jérusalem qui fut rebaptisée Aelia Capitolina tandis que la province Judea deviendra Palaestina du nom des Philistins afin de nier tous liens entre les habitants juifs et la région. Une décision dont on ressent aujourd’hui encore les ondes de choc.

Je me sens oppressée. Il y a quelques jours, il y a eu une tempête de sable sur tout le Moyen-Orient, – j’aime quand la météo unifie toute la région -, mais tout semble sale. Grisaille, le ciel bas ne sied pas à la Ville blanche. Pas si blanche. Jaunâtre, grisâtre, décrépite.

Dans la rue Bar Kohba, je revois l’un des premiers graffiti qui m’avait touché lors de mon retour à Tel Aviv  et qui a fait la couverture de la revue Continuum consacrée aux cent ans de la cité : Tel Aviv écrit en hébreu sur fond de crépi. La façon dont les lettres sont parées renvoie aux teamim, תעמים, les signes de cantilation qui donnent du goût à la langue et aux taguim, תגים, ces ornementations qui décorent certaines lettres de l’alphabet hébraïque dans les rouleaux de la Torah. Le mot tag existe également en français et il est alors synonyme de graffiti. Rencontre de l’hébreu et du français à Tel Aviv.

Au numéro 67,  une plaque commémorative que je n’avais jamais repérée au nom de Haïm Gamzu, critique d’art et de théâtre et directeur du Musée de Tel Aviv, l’un des pionniers de la vie culturelle en Israël. Il est connu pour la critique de théâtre la plus courte et la plus méchante de l’histoire du pays. C’était en 1964, la pièce s’appelait Sami va mourir à 6 heures. Il publia une seule ligne : Pour ma part, il aurait pu mourir à 5 heures.

De nouveau, j’aboutis à Dizengoff, je reviens donc sur mes pas mais sur le trottoir d’en face. La synagogue Gvurat Israël au fond d’une allée. J’ai assisté à un office de Pourim et l’ambiance y est formidable. Un vacarme inouï à chaque fois que le nom d’Haman l’oppresseur, l’ennemi, le méchant est prononcé.

La rue Bar Kohva change de sexe et se transforme en Shulamit. La Sulamite, l’héroïne du Cantique des Cantiques. Je tourne à droite dans la rue Yael. Yaël, une femme de la Bible qui n’a pas froid aux yeux puisqu’elle tue le roi Sisera avec un piquet de tente. Des maisons Bauhaus imposantes et délaissées. L’une à l’angle de Yael et de Shlomo HaMelech, avec sa porte d’entrée en céramique rouge et ses fenêtres en forme de hublot. Les Juifs allemands qui fuyaient leur pays ne pouvaient emporter avec eux qu’un nombre limité de devises mais n’avaient aucun problème à exporter de matériaux de construction. C’est ainsi que des portes, du carrelage arrivèrent en Israël. Au coin de la rue Yaël et de la rue Ruth, une belle maison en mauvais état avec deux escaliers en vis-à-vis et un jardin suspendu. Elle est comme posée sur un plateau.

Yael, Ruth, Shulamit encadrent un jardin. J’en fais le tour et je me retrouve dans la rue Esther Hamalka. La reine Esther, l’héroïne de Pourim. J’aime les lignes de la nouvelle tour de style, je dirais neo-Bauhaus, entre la rue Frishman et la rue Esther HaMalka.  Dans cette rue, se trouve le ministère de l’Alyah et de l’Intégration. Rester ou partir se demandent, une fois de plus, les Juifs d’Europe. Haman rôde encore.

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Le Canard de Dudu Geva à la place Masarik

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Tour entre la rue Frischman et la rue Esther HaMalka

Lire la marche précédente : Artisanat, kumquat et Bauhaus

Lire la marche suivante : Des ruelles aux noms de rabbins

Tel Aviv, En marchant, en écrivant : Marche n°34

Distance parcourue : 1 kilomètre

Date :  15 février 2015, 3 Adar

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