Ah vous avez oublié (51-70) par Esther Orner

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Après Te souvient-il, et Sortir, bien sûr , je publie sous forme de feuilleton littéraire, « Ah vous avez oublié » de l’écrivaine israélienne de langue française Esther Orner. Retrouvez-là chaque semaine.

Pour lire :

51.

Ces phrases écoutées presque dans la première enfance que vous n’avez pas oubliées  surgissent parfois de votre sous-sol. Avaient-elles besoin d’être dites. Peu importe. Elles ont été dites. Elles font partie de votre vie. L’institutrice remet les dictées qui s’écrivaient alors sur feuilles volantes. Elle s’adresse à vous qui faites toujours des fautes d’inattention – Mademoiselle est trop intelligente pour mettre des s au pluriel. Aviez vous baissé les yeux comme c’était la coutume. Sans doute pas. L’institutrice était sévère et juste. Elle a aussi fini par vous appeler Miss Proverbe. Vous leviez souvent le doigt pour en dire un. Elle ne vous brimait pas même si la plus part des proverbes ne faisaient pas partie de sa culture. Et puis cette autre institutrice dans la toute petite enfance dont vous n’avez jamais oublié le regard scrutateur. Vous ne baissiez pas les yeux. Vous la scrutiez à votre tour. Vous n’avez retenu aucune de ses paroles sauf ce regard énigmatique. Bien plus tard vous avez appris qu’elle aurait pu vous dénoncer. Elle savait.

52.

Miss Tâche. C’est vous ou alors quelqu’un vous a surnommé ainsi. Vous l’aviez vraiment oublié. Ne cherchez pas dans votre sous-sol. Vous n’avez aucun pouvoir.  Ça surgit ou pas. Au fait vous n’êtes plus Miss Tâche. C’était avant même si vous en faites toujours sur les nappes surtout quand elles viennent d’être repassées et utilisées pour une première fois. Vous ne le faites pas exprès. Vous êtes maladroite, distraite. Vous le dites vous-même. Auriez-vous oublié la leçon qu’une amie qui n’est plus vous a transmis qui lui a été transmise par son père : Ne dites jamais du mal de vous-même les autres s’en chargent.

53.

Elle n’avait rien changé à ses habitudes, Elle avait toujours vécu modestement. Non elle n’était pas pauvre puisqu’elle pouvait donner. Et là une grosse somme d’argent lui fut octroyée. Vous pourriez croire que c’était tombé du ciel. Comme si l’argent c’était de la pluie, de la foudre…Vous n’allez pas commencer à énumérer ce que tout le monde sait. Vouliez-vous oublier qu’elle s’en serait bien passée. Oui elle s’en serait passée.  D’ailleurs elle continuait à pleurer ses morts.  Et même plus qu’avant. Alors elle offrit un voyage à chacune de ses petites filles parties ailleurs pour oublier ou se refaire une autre vie. Oublier ce continent qui les avait privé de leurs proches.

54.

Vous aviez oublié la jeune fille si fière de porter un twin-set bleu clair. C’était encore rare à l’époque. Cette mode avait dû venir d’outre mer. C’était le début de la reconstruction de quelque chose d’irréparable. Et bien des années plus tard vous rencontrez la jeune fille qui n’en est plus une depuis très longtemps. Vous ne l’auriez même pas reconnue si ce n’était sa tenue elle portait un twin-set. Non pas bleu ciel. Un pull rouge et un cardigan bleu-roi. Vous avez fini par vous reconnaître et vous n’avez pas osé lui demander si deux couleurs différentes pourtant de la même matière c’était un twin-set. Etes-vous si sûre de la matière. Qui dit que c’était du cachemire. A l’époque la jeune-fille qui se préparait à partir pour oublier n’avait qu’un petit budget.

55.

Comment avez-vous pu oublier qu’avec certaines personnes on doit se tenir sur le pas de la porte.Vous êtes entrée avec vos gros sabots. Est-ce la peine d’utiliser cette expression usée pour dire qu’il valait mieux ne pas se risquer.  A quoi au juste ? A déranger les morts. Les morts ?  Encore une expression. Pour dire quoi au juste. Sans doute quand personne ne veut écouter. Ne peut. Vous êtes entrée avec vos gros sabots et vous avez criez et même hurlé plus jamais ça. Or vous saviez que ça ne servait à rien sinon à crier. Plutôt à hurler.

56.

Vous êtes obligée de vous rendre à l’évidence que votre parcours n’était pas achevé. Et celui de mes proches qui ne sont plus ? Pourquoi poser la question. Personne ne connaît son heure même si certains signes peuvent vous alerter. Ne l’oubliez pas. Oublier ou pas ne change en rien la donne. Où sont-ils ? Aucun œil n’a vu. Soyez sage. A qui vous le dites. Ah vous ne parlez plus. Laissez les vivre. Le mot n’est pas adéquat. Auriez-vous oublié celle qui semblait ne pas vous écouter et qui vous disait – Continuez. Inoubliable effectivement. Elle écoutait. Pressée elle n’a dit qu’un seul mot.

57.

Auriez-vous de nouveau oublié que vous êtes assis entre deux chaises. Assis ou assise ?  N’essayez pas de vous échapper par ce genre de considération  Assis ou assise, vous n’êtes nulle part. Trop c’est trop. Il vaut mieux faire envie que pitié. Encore ! Vous savez sans doute qu’il ou elle a peur du mauvais œil. Ce sont des bêtises. Et l’histoire de ce jeune homme qui décrocha un tableau, le donna à quelqu’un ou quelqu’une qui se pâmait devant lui par peur de l’oeil comme il avait l’habitude de dire serait-elle tombée dans votre sous-sol  Peut-être. La voila ressuscitée.

58.

Non vous n’oublierez jamais ce regard hagard. Elle sortait de sa chambre. Vous n’aviez pas osé frapper à sa porte. Vous l’attendiez dans le salon. Vous auriez aimé dire dans l’anti-chambre. Mais vous tenez à être précise. Vous n’avez rien dit. Elle a fait un geste pour dire qu’elle revenait de loin. Et s’est aussitôt lancée dans une conférence sur la musique pour conclure qu’elle n’aimait que le baroque. Vous avez continué à vous taire. Et elle a dit c’est la musique classique qui m’a sauvée. Vous avez acquiescé. Et vous êtes revenues à vos bonnes conversations comme chaque semaine.

59.

Vous aviez oublié la visite de cette jeune fille de bonne famille. Ce fut la première et la dernière. L’appartement était petit et vétuste. C’aurait pu se passer autrement sans l’apparition impromptue d’une amie échevelée qui n’a pas arrêté de parler de sujets qui ne pouvaient que choquer la jeune fille de bonne famille. Vous avez oublié l’amie échevelée partie un jour en claquant la porte. Et la jeune fille de bonne famille après un demi siècle a réapparu pour votre bonheur.

60.

Ce sont toujours les petites choses que l’on oublie. Petites pour qui. Comme cette histoire où votre mère si discrète est intervenue pour prendre la défense de la petite fille qui voulait à tout prix un appareil photo bien avant l’époque des téléphones intelligents. Elle recevait bien sûr un peu d’argent de poche qui ne pouvait répondre à son désir. Elle avait beau supplier son père jusqu’au jour où votre mère est intervenue. Soyez juste pensez que si la cadette en aurait voulu, vous n’auriez pas hésité. Et la petite fille en fera plus tard son métier. Le père l’aurait-il prévu et donc s’opposa. L’histoire ne le dit pas. 

61.

Vous aviez oublié que la première fois que vous aviez entendu le mot ou l’expression – un sommeil réparateur – c’était par l’amie tricoteuse. Vous vous  plaigniez comme d’habitude de vos réveils fréquents et l’amie tricoteuse prit fait et cause pour vous. C’était son empathie naturelle et son désir d’aider. Vous continuez à vous plaindre de vos nuits d’éveils et de vous dire que vous aimeriez entendre l’amie qui n’est plus vous redire ces mots sur ce ton que jusqu’à ce jour vous n’arrivez pas vraiment à définir.

62.

Oui, vous aviez oublié qu’à défaut de chauffage centrale on pouvait se chauffer dans une cuisine grâce à une cuisinière à gaz.Vous y avez pensé par une journée plus froide  que d’habitude. Il y a plus de cinquante ans vous vous chauffiez ainsi dans une chambre de bonne par des journées glaciales. C’était bien sûr ailleurs dans un pays aux vrais hivers.

63.

Ah les bons conseils. Dans ce chapitre vous n’oubliez ni les conseils que vous suivez ni ceux que vous remplacez par d’autres. On vous avait dit de mélanger vos textes. Non pas comme un jeu de cartes. Simplement les déplacer pour une meilleur cohésion. Essayez. Vous alliez suivre cette idée quand vous en faites part à un ami qui vous dit surtout pas. Laissez-les dans l’ordre. Dans leur trajectoire naturelle. Ce second conseil que vous suivez vous aussi vous a été donné par un poète. Il a disparu de votre vie. Pas de la sienne.

64.

Vous n’aviez pas oublié « Les Passeuses de mémoire » événement auquel tout en y participant vous n’étiez pas présente. Vous n’aviez pas seulement quitté la ville. Vous étiez partie dans un un autre pays. Et un autre continent. Il n’y avait pas de vidéo. Des textes, oui. C’était dans une arrière cour. On rentrait par un porte lourde qu’il fallait pousser avec force. Dans le fond il y avait un salon de thé féminin qui accueillait des expositions. Cet endroit aux grandes baies vitrées a été rasé pour faire place à un immeuble. A chaque fois que vous reveniez dans la ville vous vous disiez que vous iriez voir le désastre. Et à chaque fois vous aviez oublié. A vrai dire vous n’aviez aucune raison de passer par la. L’amie et le lieu avaient disparu.

65.

Vous n’oubliez pas que l’amie était fidèle. D’ailleurs elle le proclamait – depuis trente ans j’ai le même médecin, les mêmes amis, le même appartement. Oui la fidélité sauf les coiffeurs. Un rien et elle changeait. Pas simplement d’une ville à l’autre ou d’un pays à l’autre. Etait-ce la raison qu’elle était méconnaissable sur ses photos car en changeant de coiffeur elle changeait forcément de coiffure. Ou plutôt de tête. Ah toujours ces lieux communs. Inévitable ?

66.

Vous aviez oublié cette femme qui avait la réputation de manger très peu. Tenait-elle à sa ligne ? Sans doute pas. Elle avait pris l’habitude le soir de ne  manger que deux petites tartines avec du fromage blanc et du hareng. C’était devenu une habitude à laquelle elle ne dérobait jamais.

67.

Vous ne parlez jamais de votre père. L’auriez-vous oublié. Non. Il était si bon qu’il fit le mauvais choix. Rester. Changer le monde. Au lieu de partir. Cela vous a été répété tant de fois. Et vous posez toujours la même question. Comme si vous l’aviez oublié. La question ne changera pas à savoir quand il faut cesser d’attendre et partir.  Au moins ça ne l’oubliez pas.

68.

A vrai dire cette femme est inoubliable. Vous l’aviez oubliée. Ou alors vous n’y pensiez plus or elle avait tout pour elle. Non. Elle n’était pas née avec une petite cuillère en or dans la bouche comme on dit dans son pays. Elle a eu tout dans son enfance  un chat, des lapins et deux chiens.  L’un d’eux est mort subitement. Trop triste d’enterrer un chien au pied de l’arbre. Au moins elle connaissait le lieu de sa sépulture.  Depuis lors, encore jeune, elle a dit plus jamais. Seulement adulte elle a compris qu’elle en avait déjà assez avec les disparus de son entourage. Etait-ce la raison qu’elle ne remplaça pas son mari mort dans un accident de voiture. Etait-il irremplaçable ? Et d’ailleurs remplacer est inapproprié. Ce qui lui importait c’était d’éviter la souffrance qui elle ne s’évite pas.

69.

Vous aviez oublié  ces deux phrases. Un être vous manque et tout est dépeuplé. Et celle qui suit – Un être vous manque et tout est repeuplé. Le paradoxe n’est pas toujours une réussite. Celui qui vient contrer le premier ne devait pas penser à l’innommable. Plutôt à une simple séparation. Et puis le plaisir de porter la contradiction par une pirouette. Un peu d’humour a-t-il dû penser. Auriez-vous oubliez l’adage qui vous a souvent été répété que la vie et la mort dépendait d’une simple parole. 

70.

Vous avez oublié le nom de l’écrivain. Non pas qu’il affirmait que le lecteur lisait pour s’oubliez. Vous pencheriez plutôt pour ceux qui disent  – lire pour découvrir le monde. Que ce soit des romans policiers ou d’autres. Auriez-vous oublié l’écrivain qui disait que le roman c’était fini. En rajoutant –  jusqu’au jour ou quelqu’un fait preuve du contraire.

©Esther Orner

Esther Orner, écrivaine et traductrice

 

 

     
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