Ah vous avez oublié (31-40) par Esther Orner

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Après Te souvient-il, et Sortir, bien sûr , je publie sous forme de feuilleton littéraire, « Ah vous avez oublié » de l’écrivaine israélienne de langue française Esther Orner. Retrouvez-là chaque semaine.

Pour lire :

 

31.

Le mal est fait. Oh ce n’était pas grand-chose. Pour vous peut-être. Pour elle une vraie blessure. Petites pour vous et grandes pour l’autre. Exact. Ce mot ne vous plaît pas mais il dit bien ce qu’il dit. N’oubliez pas les petites blessures. Ni les grandes. Elle a tout comme on dit. Pas la peine d’énumérer. Mais justement ça elle n’a pas. Quoi ça ? Auriez-vous oublié l’amie morte tragiquement qui disait que pas tout le monde avait accès.  Elle aussi ne terminait pas ses phrases. Mais vous n’aviez pas besoin d’explication car vous aviez accès. Vous n’aviez jamais utilisé l’expression mort tragique. Il y a toujours une première fois.

32.

Non vous n’avez pas oublié. Vous n’y pensez pas. C’est tout. Imaginez que vous n’oubliez rien. Quelle tête vous auriez. Laisser vous aller. Oubliez. Vous vous laissez convaincre justement en ouvrant la radio car vous en avez une dont on tourne encore les boutons et une chanson vous ramène si loin. Vos larmes vous envahissent. Vous les laissez couler. C’était un premier cadeau. Ne me quitte pas. Depuis lors vous avez été quittée mais vous n’aviez pas oublié. Vous n’y pensez pas. Ne soyez pas sotte. On se doit d’oublier.

33.

En s’obligeant à oublier pour ne pas souffrir on oublie pas seulement ce que l’on voudrait oublier.  La sélection mot que vous préfériez oublier se fait d’elle même. A votre insu. Vous n’oubliez pas seulement ce qui vous  tracasse. Vous oubliez ce que vous auriez voulu ne pas oublier. Vous vous dites tout ça ce sont des évidences. Et alors. Bon continuez si c’est ce qui vous distrait. Sachez seulement  qu’il y a un prix à payer. Oh les grandes idées. Non vous ne vous débarrasserez pas si vite de moi. Ni de mes conseils. Ne l’oubliez pas. Oublier, parait-il c’est aussi faire de la place.

34.

Auriez-vous oublié  qu’il faut toujours terminer une conversation par quelque chose de positif. Pas pour vous vanter. Pour vous aider à oublier les mauvaises nouvelles. Oui, si elles ne vous concernent pas directement. Oui je sais que vous avez peur du mauvais œil. Ne soyez pas primitive. Je ne le suis pas. Ça existe. Ma grand-mère terminait toujours par un qu’Il nous protège du mauvais œil. Elle ne se vantait de rien. Et quand elle se trouvait dans un lieu lugubre comme un cimetière ou allait rendre visite aux endeuillés, avant de quitter elle disait Of Simhès. Deux mots pour dire que la joie règne à nouveau ou alors pour dire que l’on se reverra dans des lieux plus réjouissants. En deux mots. Auriez-vous oubliez que cela se dit jusqu’à ce jour ?

35.

Vous n’oubliez jamais de faire le changement des heures d’été et d’hiver. Vous le faites avant de vous coucher. Vous avez appris que certains attendent deux heures du matin ou se couchent et se lèvent avancent ou retardent l’heure et se couchent ou se recouchent. Oh ça vous fait rire. Un des premiers temps de cette lubie concernant le changement d’horaire vous vous inquiétez d’amis arrivés deux heures en retard. Dans leurs habitudes une heure et pas plus. Ils n’étaient pas au courant. Et puis ils n’avaient pas de montre. Aujourd’hui il est rare de devoir faire avancer ou retarder des aiguilles. Vos tableaux de bord se rechargent automatiquement sans que vous interveniez. Et de toute manière plus personne ne remonte sa montre-bracelet s’il en a une. Il suffit de consulter son téléphone intelligent.

36.

N’oubliez pas que vous avez promis de vous mettre chaque jour à votre table. Don’t forget it. Fargessen nicht.  Si en le disant dans d’autres langues que vous connaissez à peine vous n’oublierez pas alors dites-le. Une manière de réchauffement comme les sportifs. Que d’histoires pour passer cinq minutes assis à sa table. Empêcher l’oubli. Plutôt contre l’oubli. 

37.

Ah vous avez oublié que vous avez l’habitude de toujours répondre – tout va bien. Vous accrochez un sourire. Vous êtes convaincante. Et là vous osez dire – plus ou moins. Ceux qui vous connaissent s’inquiètent et les autres disent – Ah bon.  Il y a très longtemps lors de vos études quelqu’un vous avait raconté que lorsque l’on posait  l’éternelle question à son père – ça va ? Il répondait invariablement par un avez-vous une demi heure à me consacrer. Vous pouvez imaginer plusieurs possibilités. On passe à un autre sujet, on ne lui posera plus la fameuse question qui en fait n’est qu’une entrée en matière ou alors justement on la posera pour en rester là.

38.

Ah vous aviez oublié l’amie qui disait vouloir écrire sur les couples de son entourage. Un homme et une femme. Une mère et sa fille. Vous l’aviez interrompue par ce n’est pas un couple. Et elle argumenta qu’une femme plus très jeune jamais mariée vivait avec sa mère et formait un couple. Vous ne vouliez rien entendre. De quoi aviez-vous peur. Et après des années vous vous demandez quels autres couples elle aurait formé si péremptoire vous ne l’aviez interrompue.

39.

Auriez-vous oublié que l’on vous avait appris à manger proprement. Une méthode que vous ne connaissiez pas pour tremper votre tartine dans du café qu’enfant vous ne buviez pas. Un coup à gauche un coup à droite et ensuite au milieu. Ça vous rend nostalgique depuis que vous avez cessez de boire en mangeant. A vrai dire vous aviez vraiment oublié car une fois rendue chez vous personne ne trempait son pain dans du café ni même dans la soupe.Vous évitez de juger. Après tout c’est une question de culture. Et là avouez que vous êtes contente de vous revoir enfant apprenant à manger proprement.

40.

Auriez-vous oublié que vous étiez assis entre deux chaises. Assis ou assise. Déjà vous oubliez le féminin. Ah Ah. C’est nouveau. Justement. Le présent s’oublie plus vite que le passé. Encore. Oui a dit la vieille dame qui ne se voit pas comme telle. Ça existe. Elle n’oublie pas ce qu’elle fut, ni ce qu’elle est. Et puis tout le monde oublie. Une manière comme une autre de se consoler. Et les lieux communs, eux, s’oublient moins facilement que le reste. 

©Esther Orner

 

 

     
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