Le cabaret des mémoires, Joachim Schnerf

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Voici une interview de Joachim Schnerf à l’occasion de la sortie de son dernier livre « Le cabaret des mémoires » chez Grasset réalisée par Agnès Bensimon.

LE CABARET DES MEMOIRES (Ed.Grasset)

Interview de l’auteur, Joachim SCHNERF

Editeur de littérature étrangère chez Grasset depuis 2016, après six années aux éditions Gallimard pour la collection Du monde entier, Joachim Schnerf, 35 ans, publie son troisième roman « Le cabaret des mémoires » avec, au cœur, la question de la transmission de la Shoah à la prochaine génération, celle qui n’aura connu aucun des témoins directs. 

 

Agnès Bensimon – Être à la fois auteur et éditeur, comment est-ce conciliable et en quoi cela influence-t-il votre écriture ? 

Joachim Shnerf : Cela intervient très peu dans le processus créatif. Dans mon domaine, la littérature étrangère, les romans que j’édite sont aboutis, l’intervention se limite parfois à la traduction. L’éditeur travaille avec générosité, s’efface derrière l’auteur dont il assure la promotion. A l’inverse l’auteur est mû par son narcissisme. Ce sont deux mouvements opposés et je sépare sans difficulté mes deux fonctions.

AB – Votre roman s’intitule « Le cabaret des mémoires ». De quelle mémoire plurielle s’agit-il ? 

JS : Je précise d’emblée que je ne mets pas ici en concurrence les mémoires. Ce que j’ai exploré c’est la mémoire tournée vers le futur, la mémoire à construire pour les générations à venir, alors qu’on la pense généralement au passé. Ce qui m’importe c’est de casser la Shoah devenue un mythe figé afin de préserver son statut de fait historique et réel, contre le négationnisme. La mémoire des rescapés est une mémoire individuelle, chaque destin est particulier. Il faut redonner une identité à chacune de ces personnes, redonner la parole à chacun des rescapés. Tout en respectant leurs choix, comme celui de ne pas parler. Il y a une grande violence dans le fait de vouloir obliger les rescapés à témoigner. Rosa, l’héroïne de ce roman a refusé toute sa vie de le faire alors qu’elle a été déportée à 12 ans à Auschwitz. Quant à Samuel, son petit neveu – et le narrateur du récit, il se pose en passeur du témoin à la quatrième génération, celle de son fils qui vient de naître.    

AB – Est-ce que le personnage de Rosa vous a été inspiré par un destin vécu et connu de vous ?

JS : Il n’y a rien d’autobiographique dans cette fiction. Elle n’a pas été nourrie par tel ou tel personnage ayant réellement existé. Elle a été alimentée par mes innombrables lectures sur la Shoah au fil des années, mais j’avais pris le parti de ne rien lire sur ce sujet durant les six mois qui ont précédé le processus d’écriture. A mes yeux, la littérature est une réponse à la façon de transmettre la Shoah dès lors qu’il n’y aura plus de témoins directs. Avec la fiction Rosa aurait pu être une personne réelle : elle raconte la complexité de la vie, du rapport à la mort. La littérature, tout comme l’art du reste, permet de redonner son statut historique à la Shoah.

AB – Dans ce roman, comme dans le précédent, la nuit est le temps privilégié de l’introspection. Rosa, dans l’intimité de sa loge, se prépare pour l’ultime représentation de son spectacle de cabaret, à Shtetl city dans le désert du Texas. A Paris, Samuel, seul chez lui, se prépare à accueillir son premier-né de retour de la maternité. Pourquoi cette constante de la nuit ?

JS : Dans ce récit, la nuit est le moment charnière où se joue le destin des deux personnages. Rosa, la dernière survivante d’Auschwitz, va disparaître. Elle prend congé de son public et du monde. La naissance du fils de Samuel lui permet de le faire. Elle descend de scène au moment de la venue de la quatrième génération. Face à son miroir, elle a revécu pour elle-même son passé lourd d’un terrible secret. Elle peut maintenant fermer le Shtetl, cet arrière petit-neveu qu’elle ne connaîtra pas est sa victoire. Samuel vit, lui, dans l’angoisse de la transmission. Comment peut-on mettre au monde un enfant quand on a cet héritage-là ? Comment la troisième génération qu’il incarne va-t-elle faire pour construire un futur à l’histoire de la Shoah et la transmettre à la quatrième génération qui n’aura plus aucun lien direct avec les survivants ? Telle est la véritable question qui se pose : la transmission à qui ? La deuxième génération a peu entendu la première en parler. Les grands-parents ont eu plus de facilité à s’exprimer avec leurs petits-enfants, sur un mode plus léger. Ici j’interroge, à travers Samuel : comment la quatrième génération va-telle vivre cet héritage de la Shoah ? Je suis convaincu pour ma part que c’est par l’art et la fiction littéraire que nous pourrons le mieux transmettre l’histoire.

AB – Une musique particulière habite le roman, un chant, plus précisément qui rythme avec bonheur la narration et paraît dans son intégralité à la fin du roman. D’où vient ce choix ?

JS : Le Chant du Soir est né pendant la Seconde guerre mondiale dans le mouvement scout des Eclaireurs Israélites de France entrés dans la résistance. C’est un chant magnifique, un chant d’espoir qui leur permettait de tenir, de garder confiance en des jours meilleurs. C’était un moment unique de partage et de solidarité : Que demain puisse revenir la lumière. Moi-même j’ai été membre des E.I, à Strasbourg, de 7 à 21 ans et j’attendais toute l’année avec impatience les trois semaines des camps de juillet. Nous chantions ce Chant du soir qui clôturait les journées un peu comme une quatrième prière. Il a pris sa place dans la narration de ce roman.

AB – Partagez-vous cette réflexion d’Edmond Jabès, dans « Le livre des marges » : « Face au texte, l’écrivain se trouve dans la même situation que l’éventuel lecteur ; le texte s’offrant toujours à nous tel que nous pouvons le lire. Il est à chaque fois, le texte de notre lecture, c’est-à-dire un nouveau texte. L’écrivain s’écrit en lisant, le lecteur se lit dans l’écrit. »

JS : C’est très beau tout ce qu’écrit Edmond Jabès et j’adore cet écrivain qui se situe au départ dans un rapport au texte sacré. Je partage entièrement cette réflexion, j’ai eu maintes occasions de l’éprouver lors d’échanges avec des lecteurs. En particulier pour mon deuxième roman « Cette nuit », j’ai constaté combien ils pouvaient se projeter dans l’histoire. J’ai découvert tellement de moi en me lisant et à travers les yeux des lecteurs. Notamment des liens entre mes livres et ma vie, a posteriori comme par exemple le rôle de la nuit dans mes fictions, je l’ai réalisé après avoir mis le point final au « Cabaret des mémoires ». Dans le processus d’écriture, je n’avais pas réfléchi à l’unité de temps, ni à l’unité du foyer. 

AB – Aviez-vous nourri le projet d’une trilogie dès le départ ?

JS : Absolument pas. Mais avec le recul, j’ai compris qu’il y avait une volonté d’unité, comme pour le temps et l’attente, mon rapport au temps est très fort, mon rapport à l’identité juive également. Le personnage principal de mon premier roman se prénomme Samuel, il apparaît de façon secondaire dans le deuxième et il réapparaît au premier plan dans le dernier. Mais ce n’est pas la même personne. Il existe finalement une certaine forme d’unité souterraine entre les romans qui échappe à la conscience de leur auteur. Là se situe toute la puissance de la littérature et de la fiction.

 

 

     
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