La guerre des Six Jours vue par Marcel Cohen

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J’ai l’immense plaisir de publier le témoignage de l’écrivain Marcel Cohen sur sa guerre des Six Jours. A l’époque, il était journaliste et avait été envoyé par un quotidien du matin.

MA GUERRE CINQ ÉTOILES

Simple soldat ou chef d’état-major, civil ou géopoliticien, homme politique, sociologue, historien, chacun a ses mots pour raconter la guerre. Les journalistes, pour leur part, tiennent deux langages, selon qu’ils écrivent dans leur journal ou racontent leur reportage à un proche. Le sens de la dérision étant la marque des vieux routiers, il ne faut pas s’étonner si certains récits de journalistes ressemblent aux aventures de Tintin. 

Parce que l’humour juif est une chose terriblement sérieuse et qu’il commence avec le rire de Sarah dans la Genèse, je réponds volontiers ici à Esther Orner qui m’a demandé de raconter quelques uns de mes souvenirs de la Guerre des Six jours. Elle sait très bien que le tragique n’exclue pas le burlesque, ni l’anecdote le sérieux. 

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L’hôtel Dan, à Tel Aviv, accordait une réduction de 30% aux journalistes sur présentation de leur carte de presse. Presque tous les journaux avaient dépêché des envoyés spéciaux. Mais la guerre n’éclatait pas et les journalistes se prélassaient sur les plages et aux terrasses des cafés. Les directeurs de journaux, eux, se ravisaient les uns après les autres : que leur envoyé spécial veuille bien mettre fin à ses vacances au soleil et rentrer au plus vite ! On aviserait lorsque la guerre serait là.

Nous comprîmes donc très bien, le 4 juin au soir, pourquoi le personnel du Dan parut si inquiet en nous voyant arriver, un journaliste de la Radio Suisse Romande et moi.  Avions-nous des informations particulièrement alarmantes que nos confrères, repartis les jours précédents, n’avaient pas ?

Toujours est-il que notre avion fut l’un des derniers à atterrir à Lod. Peu après, Israël fermait son espace aérien.

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Le 5 juin, entre 7 h 30 et 8 h, le confrère de la Radio Suisse Romande rencontré la veille dans l’avion tambourinait à ma porte : la guerre avait commencé. En ouvrant sa fenêtre, on entendait l’artillerie lourde dans le nord du pays. Nous louâmes une Volkswagen et prîmes immédiatement la route de Jérusalem : nous serions aux premières loges et échapperions à l’encadrement de Tsahal. À peine sur la route, un militaire nous enjoignit d’un geste comminatoire de le prendre à notre bord. Il rejoignait une unité à proximité de Jérusalem. Nous l’avons aidé à faire entrer son paquetage dans la Coccinelle. À peine installé, il s’est endormi.  

L’idée que des soldats puissent dormir en montant en première ligne, ne m’a plus quitté : leur dernière nuit de vrai sommeil est souvent lointaine. Et il y a longtemps qu’ils n’ont pas eu de repas complet. Dans son film sur Tsahal, Claude Lanzmann, après la Guerre de Kippour, notera que, sur le Canal de Suez, les tankistes dormaient pendant quatorze secondes avant de recharger machinalement leur canon et de tirer : c’est le temps qu’il fallait à la fumée et à la poussière pour retomber. En attendant, ils ne voyaient rien et l’ennemi ne pouvait pas les voir non plus.

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À mesure que nous approchions de Jérusalem, la tension devenait palpable chez les militaires qui contrôlaient la route. Ils avaient un talkie-walkie à la main et attendaient, d’un instant à l’autre, l’ordre de fermer cet axe stratégique. Les Jordaniens avaient bombardé Jérusalem. Tsahal ripostait. Des blindés étaient en mouvement.
  À chaque contrôle, notre soldat se réveillait et traduisait à notre intention. Le peu d’anglais qu’il parlait était très éloquent : « Go fast ! Here no good ! No stop !». Après quoi, il se rendormait.

Nous l’avons déposé à un carrefour. Il est parti en trottinant, avec son gros sac qui sautait sur son dos.

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Nous ne connaissions aucun hôtel à Jérusalem, à l’exception du King David. Le palace avait été évacué et des sacs de sable obstruaient l’entrée. Un homme âgé faisait office de gardien derrière les sacs. Nous avons sympathisé. Il nous a expliqué que presque tous les journalistes étrangers avaient quitté Jérusalem sauf’ les  correspondants permanents, comme André Scemama du journal Le Monde, qui habitait la ville.

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Faute de pouvoir nous indiquer un hôtel resté ouvert, l’homme a fini par nous proposer de nous installer où nous voulions au King David. Il faisait quelques restrictions : nous ne devions pas nous promener dans le jardin : son extrémité marquait la frontière avec la Jordanie.  Les soldats de la Légion arabe étaient équipés de fusils à lunette et à infrarouge. Ils voyaient tout, à plus forte raison dans l’obscurité. Il ne fallait pas fumer non plus dans la chambre, le point rouge d’une cigarette étant visible de très loin. Pour la même raison, mieux valait ne pas se montrer derrière les fenêtres : les Jordaniens nous prendraient pour des snipers. Le plus sûr était de ramper sous les fenêtres. Ce serait trop bête d’obliger les Jordaniens à tirer et à endommager un hôtel vide. Par contre, nous pouvions fumer dans les couloirs.

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Au Dan, la veille au soir, j’avais pris rendez vous avec un député d’origine marocaine dont je m’étais procuré l’adresse à Paris. Je souhaitais qu’il m’explique quelques subtilités de la politique israélienne à laquelle je ne comprenais presque rien. Il nous avait donné rendez-vous le lendemain au bar de la Knesset. Nous seulement il était à l’heure, mais il fut stupéfait de nous voir là :

– Comment êtes-vous venus de Tel Aviv ?

-En voiture.

-Mais la route est coupée.

-Nous n’avons rien remarqué.

La route, en effet, sera fermée quelques minutes après notre passage.

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Le 5 juin, la Knesset débattait du relèvement de la retraite des personnes âgées. Le président de séance ne voulait pas entendre parler de modifier l’ordre du jour.  Il déclara qu’Israël était en guerre avec ses voisins depuis 1948. Ce n’était pas eux qui changeraient quoi que ce soit aux débats de la Knesset. 

À l’exception du journaliste de la Radio Suisse Romande et de moi-même,  la tribune de la presse était déserte. Nous étions, ce jour-là, les seuls journalistes au monde à nous intéresser à la retraite des personnes âgées en Israël.

Cependant, dans l’hémicycle, les discussions étaient d’une violence inouïe. Notre député nous expliquera qu’on ne se disputait pas à propos des retraites. Les élus du Rakah accusaient le gouvernement d’être l’agresseur. Cette agression était une infamie qui salissait Israël pour des siècles. Le gouvernement et l’armée massacraient délibérément des peuples qui ne demandaient qu’à vivre en paix. L’Histoire ne pardonnerait jamais.

Le président de séance, pour sa part, essayait de ramener le débat sur les retraites. Il tenait absolument à épuiser l’ordre du jour. Quant aux militaires, ils ne voulaient avoir la mort de personne sur la conscience. Toutes les cinq minutes,  un officier demandait instamment au président de mettre fin aux débats et d’exiger que tout le monde descende dans l’abri.

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La guerre hors de l’hémicycle eut raison de la guerre dans l’hémicycle. On entendit quelques explosions d’une rare violence. Des vitres volèrent en éclats. Les militaires, cette fois, coupèrent d’office les micros. Tout le monde prit le chemin de l’abri sans se faire prier.

Nous nous dirigions donc vers la sortie, mon confrère de la Radio Suisse Romande et moi, lorsque les militaires nous arrêtèrent : pas question de sortir. Des blindés jordaniens étaient en mouvement. Si nous sortions, nous étions morts. Député ou pas député, nous devions descendre dans l’abri.

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Dans l’abri, tout le monde était nerveux, mais il n’y eut aucune panique. Vint le moment où un curieux silence se fit : Ben Gourion venait d’arriver. Il était couvert de poussière et on nous expliqua qu’il avait dû ramper à l’abri d’un petit muret de pierre pour s’exposer le moins possible. L’homme qui lui servait de chauffeur était dans le même état. Curieusement, il avait un thermos sous le bras. Cela ne dérangeait pas outre mesure Ben Gourion de se faire tuer pendant une guerre, expliqua-t-il. Mais, tant qu’il était en vie, il ne voulait pas être privé de thé.

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Il n’y avait qu’un seul téléphone mural dans l’abri de la Knesset. À tout seigneur tout honneur : on demanda à Ben Gourion s’il ne voulait pas appeler Moshé Dayan pour savoir où en étaient les choses. Les traductions du député d’origine marocaine furent extrêmement éloquentes et la conversation très brève : Ben Gourion était fou de rage ! Il était persuadé que Dayan lui mentait. Il ne voulait pas croire que l’aviation ennemie avait été complètement détruite. Matériellement, ça ne lui semblait pas possible. Il exigeait qu’on lui dise la vérité. Pour ajouter à sa rage, Dayan, dit-on, lui aurait raccroché au nez en décrétant : « David, je n’ai pas le temps de te parler. Je fais la guerre, moi ! ».

Imaginer le visage de Ben Gourion, rouge de colère sous sa tignasse blanche, me semble très important quand on évoque l’histoire d’Israël.

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Tout le monde était massé autour de Ben Gourion. Je lui ai posé une question. En tant que Français, je voulais savoir ce qu’il pensait de l’attitude du général de Gaulle qui, quelques jours plus tôt, avait décrété qu’il donnerait tort à quiconque tirerait le premier. Ce fut l’une des plus mauvaises questions de ma carrière. Ben Gourion m’a répondu :

– Mais c’est à vous, jeune homme, de nous expliquer ce que signifie l’attitude de votre général !

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La nuit venue, les enfants chargés de la défense passive bondissaient dans les étages à la moindre lueur filtrant entre les rideaux. Personne n’est plus sérieux qu’un enfant. Bien que nous roulions sans phares, deux gamins nous intimèrent l’ordre d’éteindre aussi le tableau de bord de la Volkswagen. Je ne savais même pas qu’on pouvait en régler l’intensité. Ce sont les enfants qui m’ont montré le bouton sur le tableau de bord.

On m’expliquera qu’on avait aussi entraîné les enfants à transporter les cadavres dans les rues, ce qui n’est pas une tâche aisée. Les personnes âgées, à la demande de l’État-Major, étaient invitées à fabriquer des gâteaux pour les soldats. Mais, au troisième ou quatrième jour de la guerre, l’État-Major se ravisa. Il publia un communiqué qui fut repris par toute la presse étrangère : « Stop sending cakes ». 

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Au King David, nous avions choisi une très grande chambre à deux lits dans un étage élevé, face au secteur jordanien et avec une vue somptueuse sur la Vieille ville. Mais, même avec deux boules Quies dans chaque oreille et un comprimé et demi de somnifère, nous avons très mal dormi : les boules Quies atténuent les détonations, elles ne peuvent rien contre les fusées éclairantes. Or la clarté était telle autour du King David que les oiseaux, réveillés en pleine nuit, se mettaient à chanter. Et nous ne voulions pas attirer l’attention en fermant les rideaux de notre chambre.

Le lendemain matin, le gardien du King David nous accompagna dans les cuisines et à l’office. Tout avait été vidé et nettoyé pour ne pas attirer rats et souris. Cependant, avec un peu de chance, nous trouverions peut-être quelque chose pour notre petit déjeuner. Nous avons exploré tous les placards, tous les tiroirs.  Nous n’avons trouvé que trois sachets de sucre en poudre et deux petits biscuits sous cellophane, coincés dans la glissière d’un tiroir. La réputation d’un palace se mesure aussi à la façon dont on fait le ménage.

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Dans la nuit du 5 au 6, puis dans celle du 6 au 7, nous entendions des cliquetis d’armes dans le hall du King David, chaque fois que nous sortions sur le palier.  Nous descendions aux nouvelles. C’était pour découvrir les commandos qui montaient en première ligne. Le hall servait de lieu de rassemblement. Les hommes étaient étrangement silencieux. Quelques minutes plus tard, ils seraient face à l’ennemi. Ça ne rend pas bavard. Concentrés sur ce qu’ils auraient à faire, les soldats ne nous voyaient même pas. Dans l’obscurité, sans le moindre signe distinctif sur la tenue de combat, sans grade, sans bijou, sans casque, sans montre, le visage et les mains enduits de crème noire, rien ne distingue un israélien d’un jordanien. Le King David se trouvait-il toujours en Israël ?

En scrutant les uniformes de très près, à la lueur de notre briquet qui nous brûlait les doigts, et dont nous masquions la flamme, il nous arrivait de découvrir un petit Maguen David dans l’échancrure de la veste. Nous pouvions donc remonter nous coucher.

Plusieurs vagues de commandos se succédèrent. Pour éviter les destructions, on se battit souvent à l’arme blanche à Jérusalem. C’est aussi dans le hall du King David que plusieurs soldats reçurent les premiers soins avant d’être évacués. Deux jours durant, des traces de sang maculèrent le marbre du hall et l’entrée. Une grande branche d’acacia avait été fauchée par un obus devant l’hôtel. Du verre jonchait le sol.

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Dans une ville où l’on se bat, la vie se calfeutre et s’enterre. Un restaurant avait descendu son bar et ses tables dans sa cave. Nous n’avions donc pas peur de nous faire rappeler à l’ordre par les enfants chargés de la défense passive. On rencontrait dans cette cave des hommes et des femmes qui, tout simplement, ne supportaient pas de rester calfeutrés chez eux, seuls, à se faire du souci, et sans savoir ce qui se passait dehors.

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Le ciel de Jérusalem est assez clair en juin pour qu’une auto se déplace sans phares. Cependant, quand on ne connait pas la ville, pas d’autre solution que de sortir de la voiture pour lire le plan à la lueur des étoiles. Le plus angoissant était de tenter de localiser les blindés. Si le cliquetis des chenilles ripant sur l’asphalte est caractéristique, l’itinéraire n’est jamais sûr. Les blindés changent souvent de direction : ils ne sont pas à la parade. Nous coupions régulièrement le contact de la Volkswagen pour tenter de les localiser à l’oreille. Il vaut mieux ne pas se trouver devant eux par inadvertance. Notre plus grande frayeur fut de voir une quinzaine de chars débouler à toute allure dans une rue étroite. Les voitures en stationnement gênaient leur progression : elles furent broyées sur le champ. L’épaisseur d’une voiture sur laquelle passe une colonne de chars est à peine supérieure à celle d’un gros dictionnaire.

Après la chute de la Vieille ville, Tsahal décida que les patrouilles seraient effectuées par des soldats nés à Jérusalem, ou qui habitaient la ville et en connaissaient les méandres. Le barman du restaurant était soldat. Lorsqu’il rentrait de patrouille, il accrochait son pistolet mitrailleur au portemanteau, enfilait sa veste blanche et retournait derrière son comptoir. Dans la Vieille ville, les artisans bijoutiers, en quelques heures, s’étaient mis à fabriquer des petites étoiles juives pour les touristes qui ne manqueraient pas d’affluer. 

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On m’a souvent demandé si, le 7 juin, j’ai entendu Schlomo Goren sonner le Shofar. Non, je n’ai pas entendu le Shofar. Lorsque Schlomo Goren, Moshé Dayan et leur suite vinrent au Mur, le périmètre venait d’être sécurisé. Mais il faut se souvenir que l’espace entre le Mur et les premières habitations faisait à peine quelques mètres de largeur. Les quais du métro parisien sont moins étroits. Je doute que nous ayons eu la moindre velléité de nous mêler à la foule des officiels, mon confrère de la Radio Suisse Romande et moi : nous avions pratiquement le Mur pour nous.  On ne trouvait guère plus d’une vingtaine de soldats en prière. La grande foule ne viendra au Mur qu’à partir du 8 ou 9 juin, lorsque les accès seront aménagés .

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Le plus impressionnant, devant le Mur, c’est ce qu’on ne pouvait pas imaginer : l’usure de la pierre sous le frottement des mains, depuis deux mille ans, à la commissure de certains blocs, par exemple. Plusieurs cavités sont très profondes. On pourrait y enfouir une bonne partie de l’avant bras. Ces cavités ne sont pas du tout consécutives à une maladie de la pierre. Au contraire, celle-ci est saine et souvent lisse comme un galet. Cette pierre polie, s’il fallait une preuve de quoi que ce soit, montre sans doute la seule légitimité au monde qui n’ait besoin d’aucun mot pour être à ce point évidente. Tout commentaire ne fait que rendre plus confus ce qu’on a sous les yeux. 

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Près du Mur, j’ai photographié un soldat affublé d’un curieux chapeau de cow Boy. Il porte un rouleau de la Torah. Est-ce l’assistant de Goren ? Un autre rabbin ? Un autre rouleau ? Le jour-même ? Le lendemain ?

Un second soldat a insisté pour que je le prenne en photo, seul devant le Mur. Il soulève son pistolet-mitrailleur en signe de victoire et a repoussé son béret noir sur l’arrière du crâne. Ce n’est pas du meilleur goût.  Sans doute sent-il confusément que la victoire n’appartient encore ni à la Nation ni au Peuple juif ni à l’État-Major ni à l’Armée. Et il est trop tôt aussi pour que l’Histoire ait eu le temps d’en prendre tout à fait conscience. Ce que semble vouloir dire ce soldat, lorsque je regarde aujourd’hui sa photo, c’est ceci : pour quelques heures encore, la victoire appartenait exclusivement à ceux qui s’étaient battu autour du Mur et sur l’esplanade du Temple. Et à eux seuls. 

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Sur le mont du Temple, le silence était impressionnant. Les cadavres des soldats de la Légion arabe n’avaient pas encore été enlevés. Les mitrailleuses calcinées étaient toujours sur leur trépied. Une odeur de brûlé flottait, comme sur tous les lieux d’où la guerre vient de se retirer. Les mosquées étaient désertes et superbes. On entendait les prières monter le long du Mur. On se demandait par quel extravagant hasard le sort avait voulu qu’on se trouve là, deux mille ans plus tard, soi et personne d’autre. C’était assez pour que les jambes flageolent un peu. Et l’on apprenait qu’à l’exception des parachutistes largués sur le mont des Oliviers, les blindés de Tsahal, le plus naturellement du monde, étaient entrés dans la Vieille ville comme les légions de Titus, par les portes.

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À Tel Aviv, une chose m’avait beaucoup frappé pendant la guerre. Une unité de chars se retirait du Sinaï et montait vers le Golan. En pleine nuit, un chef de char ne voulut pas traverser la ville sans embrasser ses parents. Dans le black-out total, et au mépris du secret militaire, il fit un détour par le boulevard Rothschild avec son char sur sa remorque. Il monta les escaliers quatre à quatre, suppliant ses parents de ne pas dire qu’ils l’avaient vu : la position des unités était un secret militaire. Bien entendu, tout l’immeuble sut instantanément que le jeune tankiste allait bien et que son unité n’avait pas trop souffert. Pour le reste, les parents n’entendirent pas prononcer les noms de «Sinaï» ni de «Golan».  Je les ajoute ici parce qu’on ne peut pas faire autrement. Les parents du jeune tankiste, pour leur part, ne surent même pas quel était le régiment qui allait si bien et auquel appartenait leur fils.

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La guerre terminée, j’ai voulu faire une interview de Menahem Begin. Un soir, j’ai raconté à une famille amie de Tel Aviv que j’avais passé l’essentiel de ma journée à essayer d’obtenir un rendez-vous. La femme s’est emportée :

– Comment ? Menahem ne veut pas te recevoir ? C’est ce que nos allons voir !

Les deux familles, en politique, n’étaient pas du même bord. Leurs différends remontaient à 1948. Mais les deux femmes s’adoraient et faisaient leur marché ensemble. 

J’ai obtenu le rendez-vous. Simplement, Menahem Begin ne m’a pas reçu à son bureau, mais chez lui. Il était triplement en colère : parce qu’il n’avait pas pu dire «non» à sa femme, parce que celle-ci avait promis une interview au vague petit neveu d’une amie sans lui en parler, et parce qu’il n’avait rien à dire à un journaliste français.

Pendant notre brève entrevue dans son salon, Begin ne répondit à mes questions que par des «oui» des «non» et des «peut-être» évasifs. Je n’ai rien pu faire de cette interview.

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Une autre anecdote m’avait frappé. Il me sembla qu’on ne pouvait voir cela qu’en Israël et je l’ai souvent racontée. Un automobiliste avait commis une infraction dans une rue de Tel Aviv.  Une jeune femme policier avait son carnet et son stylo à la main pour lui dresser contravention, mais elle n’écrivait pas : elle était en larmes. L’automobiliste hurlait. Sans doute l’agonisait-il d’injures. Un petit groupe s’était formé sur le trottoir. Ce n’était pas du tout, comme en France, pour prendre la défense de l’automobiliste. Non, la petite foule défendait la jeune fille policier. Les passants lui donnaient raison. Ils avaient vu l’infraction. La jeune fille ne devait pas avoir peur. Qu’elle dresse donc la contravention. Les passants ne la laisseraient pas seule face à un homme aussi grossier.

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Lorsque j’ai quitté Israël, vers le 15 ou 20 juillet, j’ai fait la connaissance d’Ivry Gitlis dans l’avion du retour. Le grand violoniste est né à Haïfa, mais il vit à Paris et possède les deux nationalités. Lorsque les derniers Casques Bleus avaient quitté le Sinaï sur l’injonction de Nasser, Gitlis avait pris son Stradivarius sous le bras et était parti pour Israël. Puisqu’il était incapable de faire quoi que ce soit avec un fusil, il jouerait pour les soldats.

Il a promené son Stradivarius partout pendant la guerre, et notamment dans le Sinaï. Or, rien n’est plus redoutable pour un violon ancien que l’extrême sécheresse du désert et les grands écarts de température : un Stradivarius peut exploser.

J’ai demandé à Ivry Gitlis pourquoi il n’avait pas emporté un violon moins prestigieux. Il m’expliqua que son Stradivarius et lui ne faisaient qu’un. Il était donc ridicule de mettre l’un à l’abri pendant que l’autre se promènerait dans un pays en guerre. De toute façon, il avait rencontré plusieurs tankistes qui jouaient du violon. Quelques uns avaient même un premier prix. Ils faisaient très bien la différence entre un Stradivarius et un instrument ordinaire. 

À Paris, la première chose que fit Gitlis, fut de porter son Stradivarius chez le grand luthier Etienne Vatelot. Le violon n’avait pas explosé dans le Sinaï.  Mais il avait tout de même besoin qu’on s’occupe un peu de lui.

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L’impression que nous rapportions d’Israël, n’était pas du tout celle d’un pays victorieux et qui se réjouit. C’était celle d’un pays inquiet. Dans les jours qui précédèrent la guerre, j’avais lu un entrefilet dans France-Soir : la Croix Rouge néerlandaise recrutait des familles de volontaires pour accueillir les orphelins israéliens. Le Jérusalem Post résumait la situation : « Israël n’a pas respecté le scénario ». Confusément, bien des Israéliens semblaient faire le même constat : maintenant, ils allaient être punis ! En effet, il paraissait déjà très loin le temps ou des intellectuels de tous bords signaient, par dizaines, des pétitions de soutien à Israël.

©Marcel Cohen   

 

     
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