Une dernière conversation avec Chantal Akerman

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Mon amie Esther Orner n’a pas pu se rendre à l’enterrement de sa cousine la cinéaste Chantal Akerman. Je publie ici le texte qu’elle aurait aimé dire et qu’elle dédie à Sylviane Akerman.

 

Une dernière conversation avec Chantal Akerman

Ma chère Chantal, je vais te parler d’ici, de Tel Aviv, une ville que tu aimais et dans laquelle tu venais souvent. On se voyait, on passait de bons moments ensemble. Parfois tu arrivais quand je partais en Europe. On se croisait comme « les deux bateaux en mer. » Ces dernières années on se rencontrait surtout à Bruxelles chez ta maman chez laquelle je logeais et nous prenions ensemble le premier café du jour.

Selon une coutume hassidique on entoure le cercueil où repose le mort et chacun lui demande pardon. Là commence notre monologue. Nous nous adressons déjà à celui qui nous entend et ne peut nous répondre.

Pourtant en te disant TU, je n’ai pas l’impression de monologuer.

La faute pour laquelle je devrais, peut-être, te demander pardon c’est pour ton prénom que tu aimais et que tu n’aimais pas.

Ta mère enceinte de toi en 1950 me demande avant mon départ pour Eretz Israël, de lui suggérer un prénom bien français. Je lui  propose Chantal. Dans les années cinquante c’était la mode et j’étais celle de la famille censée la connaître.

J’ai fait ta connaissance seulement dix ans plus tard quand je suis revenue la première fois en Europe.  Avec ta petite taille tu m’as regardée de haut — Alors c’est toi ma cousine Ethy ? Tu paraissais si déçue. On t’avait tellement dit et répété– Ah c’est comme Ethy.

Très vite malgré notre différence d’âge qui avec le temps s’est estompée nous sommes devenue amies. Et même sœurs. Très longtemps je serai la grande sœur et toi la petite qui finira par se détacher.

Je reviendrai deux ans plus tard on se rencontrera à Knokke et déjà on parlera littérature. Ce sera notre sujet de prédilection. Je te parlais déjà de Proust que tu découvriras plus tard. Nous parlions aussi beaucoup de la pratique du Judaïsme. Tu disais ne plus croire en Dieu. Tu avais à peine 12 ans et tu lisais Sartre et des romans policiers. Tu imaginais les personnages. Déjà tu les filmais dans ta tête.

Tu ne termineras pas le lycée, moi non plus d’ailleurs. J’ai dû  convaincre tes parents de te laisser passer l’examen à l’Insas en leur disant que vu ton âge et sans bac, tu avais peu de chances. Tu as été reçue. Tu n’y es pas restée longtemps. Tu étais pressée de faire tes propres films. Toute ta vie tu serras pressée. Chaque jour se présentera pour toi comme si c’était ton dernier jour sur terre. (Tu me faisais penser qu’il faut toujours être prêt à recevoir le messie qui peut arriver à chaque instant.)

Très vite tu feras ton premier film  Saute ma ville – tout ton cinéma et même ta vie y est dedans. C’est ton Ars Poética.

Plus tard il y aura Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles. Nous habitons Paris et toi aussi. Tu nous invites à une projection privée. Tu n’y es pas. Jonathan est enthousiaste. Moi je me demande tout le temps ou tu es allée chercher tout ça, pourtant j’en connaissais un bout.

Le lendemain tu m’attends à côté du bureau de la synagogue de Copernic. Je descends l’escalier et de loin tu me dis – si tu as aimé, téléphone à la famille à Bruxelles. Je tiendrai mon rôle de Go Between.

Je verrai presque tous tes films. Tu filmeras à ta manière sans faire de concessions et ainsi jusqu’à ton dernier film No Home movie sur Nelly, ta mère.

Dans notre relation très proche, souvent passionnelle, il y aura des ruptures et des retours. La géographie nous séparera également. Mais ce qui prendra le dessus c’est notre sororité même au delà des liens familiaux. Tes amis proches Sonia, Marilyne, Charlotte, Jean-Bernard seront les miens. Mes amis seront les tiens.

Je me souviens quand tu es venue en Israel avec Sonia Wieder-Aterthon invitée à jouer du violoncelle à Tel Aviv et à Jérusalem. Cela reste un moment privilégié. Sonia était rentrée dans notre famille.

C’est toi qui m’as introduite chez les Dalmas aux Cahiers du Nouveau Commerce. Tu seras une des premières à lire et relire encore sous forme de tapuscrit Autobiographie de Personne. La Shoah sans être nommée est en filigrane. Nous en parlerons beaucoup. Je te raconterai le peu que je ne savais pas. Nelly ta mère, la tante Toska et ma mère Gitelè étaient ensemble à Auschwitz. Je n’aurais peut-être pas dû te parler de la grande marche lorsque ma mère mâchait la nourriture à Nelly qui n’avait que 16 ans.  Même avant ta naissance, nous étions liées. Au fil des ans, la Shoah nommée ou pas fera de plus en plus partie de ta souffrance. Mais n’oublie pas que tu a aussi eu des moments de grand bonheur. Tu aimais la vie. Je regarde tes photos. Tu es très belle avec tes grands yeux bleus. Sur la plupart tu as l’air heureuse. Et tu l’es.

Un temps pour rire, un temps pour pleurer. Yehudah Moraly me fait remarquer que tu es partie le jour de Chemini Atseret, dernier jour de Souccot. Le jour où on lit L’Ecclésiaste « Buée tout est buée ».

Il y aura un avant la mort de ta mère et un après. Ta mère était ce fil mince qui te tenait en équilibre.

Tu es partie trop tôt.  Pour les proches c’est toujours trop tôt. Tu es vraiment partie trop tôt. Pardon si, nous, tes proches n’avons pas su te retenir. Nous t’aimions. Ta souffrance était la plus forte.

Que ton souvenir soit béni, Ytgadal ve Ytkadach.

Esther Orner

chantalakerman

     

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