Te souvient-il (30-40) par Esther Orner

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La cinquième partie de notre feuilleton littéraire hebdomadaire Te souvient-il ? de l’écrivaine israélienne de langue française Esther Orner.

Te souvient-il ? (1-6) par Esther Orner
Te souvient-il ? (7-13) par Esther Orner
Te souvient-il (14-20) par Esther Orner
Te souvient-il (21-30) par Esther Orner

30.

Te souvient-il quand on a lui dit qu’elle ressemble de plus en plus à sa mère à qui elle n’a jamais rassemblé, elle a rétorqué si déjà, je ressemble à ma grand-mère. Peu importe elle ressemble à une vieille dame qu’elle est devenue. Personne bien sûr  ne le lui a dit. Elle s’est alors souvenue d’un autre personne vieillissante qui commençait  presque toujours ses phrases par un à mon grand âge. Elle faisait une pause. Personne ne la contredisait et personne ne lui glissait un compliment – vous n’en avez pas l’allure ou alors vous ne faites pas votre âge. Non, personne. 

31.

Te souvient-il de ses deux amies écrivaines qui se sont retrouvées dans sa boîte à lettres. Oui, dans sa boîte à lettres. L’une annonçant la sortie de son dernier livre et l’autre se plaignant de ne pas trouver d’éditeur. Elles ne se connaissaient pas. Et pour une fois ses deux amies étaient à égalité. L’une est partie dans une île lointaine et l’autre n’est plus. 

32.

Te souvient-il de ses voisins qui partaient tous les week end à la campagne et qui faisaient en sorte que l’on croit qu’ils sont chez eux. Les lumières s’allumaient, s’éteignaient, se rallumaient. Personne n’aurait cru qu’ils étaient partis. Et c’était un premier étage. Et là en face les voisins sont partis pour tout l’été. Aucun système d’éclairage quand subitement apparaît un fauteuil à bascule qui a l’air de se déplacer tout seul. Celle qui épie tout ce qui se passe dans cette maison mystérieuse ou la plus part de ses habitants vivent probablement ailleurs, n’en revient pas.

33.

Te souvient-il des tourne-disques et de leur décibels. Jours et nuits, ils empêchaient de réfléchir, de se concentrer, de dormir. Les tourne-disques n’étaient pas les seuls empêcheurs de penser en rond. De même les télévisions. Serait-ce les smartphones, l’internet et les réseaux sociaux qui ont fait baisser les décibels réservés aux grands événements dans les parcs et boîtes de nuit. Les jeunes et les moins jeunes dans les cafés se concentrent sur ces nouveautés qui n’en sont plus. Ils regardent de moins en moins la télé qui avait pris du temps à s’imposer à la majorité qui restait rivée à leurs radios et plus tard à leurs transistors qui eux aussi disparaissent petit à petit. Non seulement ils ne sont plus utilisés, leurs noms sont vieillis, tout dictionnaire vous le dira à condition de les consulter même sur le net. L’index qui a toujours été travailleur est certainement le doigt qui consulte le plus les smartphones intelligents. Et tant de mots ont disparu ou changé de sens. Certains malgré tout s’en souviennent encore un peu.

34.

Te souvient-il de cette femme  qui disait – chaque vêtement a son histoire. Ainsi une robe qu’elle n’aurait jamais achetée et qui lui avait été offerte car celle qui l’avait achetée ne pût la porter un seul jour à cause de sa taille. Cette robe neuve offerte  n’était ni son style, ni ses couleurs fut le vêtement pour lequel elle reçut le plus de compliments. Elle n’omettait jamais de raconter l’histoire de cette robe. Après tout chaque chose a son histoire. Une origine.

35.

Te souvient-il de ce médecin content de sa patiente. Il trouvait que tout allait bien et peu importe qu’elle se plaignait de douleurs. Tout était en place. L’opération était réussie. Elle marchait tant bien que mal. Elle n’utilisait plus la marchette. Il était content. Il la reverrait dans un an avec ou sans sa canne. Il avait convoqué au préalable le chirurgien qui lui avait souhaité bonne chance avant l’opération auquel elle avait rétorqué bonne chance à vous.

36.

Te souvient-il de cette personne qui se répétait et qui ne demandait jamais si ses auditeurs s’en souvenaient. Cette personne se rendait compte au milieu de la première phrase et continuait comme si de rien n’était. De toute manière cette personne était persuadée que tout le monde s’en fichait mais elle ne pouvait faire autrement. Et après tout même jeune on se répète. A chacun ses sujets de prédilection. Et puis il en vaut mieux deux qu’une. Et on pourrait continuer ainsi sans faillir pour autant. Et surtout n’ayons pas peur des lieux communs et des idées cousues de gros fil blanc. 

37.

Te souvient-il de  cette femme qui ne marchait pas, elle gambadait. C’est un peu exagéré. Tout est relatif, bien sûr. Bien sûr, bien sûr. Elle dit d’ailleurs en traînant la jambe ne plus se souvenir. Et quand on lui dit c’est la vieillesse, elle se redresse prêt à réagir. Elle se tait en regardant sa jambe qui ne se laisse pas oublier. Et elle balance légèrement la tête toujours en se taisant.

38.

Te souvient-il du cordonnier du village d’enfants. Il venait chaque jour ouvrable d’une petite ville éloignée. Il était roux. Oui, un vrai rouquin. Ni jeune, ni vieux malgré sa longue barbe. Autour d’une grande table, il y avait plusieurs garçons qui étaient censés l’aider. Il avait l’habitude des grandes tablées. Il devait déjà avoir à l’époque six ou sept enfants. Oui, elle se souvient car elle avait l’art de déchirer ses chaussures. Et le cordonnier lui en trouvait d’autres. Il ne lui faisait pas la morale. Bien au contraire il lui disait porte-les en bonne santé. Il n’allait pas jusqu’à lui dire déchire-les, formule qui se disait autour d’elle qui n’en avait pas besoin.

39.

Te souvient-il de la tête de la pâtissière quand elle lui a dit je voudrais un gâteau qui dans ma jeunesse s’intitulait tête de N… Chut. Elle s’est tournée de tous côtés. Elles étaient seules. Alors une Religieuse au café si ça existe toujours. Après tout donnez-moi plutôt un Mille-feuille. Et elle s’est souvenue qu’en Russie ça se disait un Napoléon. Mais elle ne le dit pas. Et avec ça ? Ce sera tout pour aujourd’hui. Celle qui se souvient était au régime mais elle aussi aurait voulu ce gâteau meringué au chocolat qui avait perdu son nom et sinon un petit pain au chocolat qui lui rappelait les goûters de son enfance.

40.

Te souvient-il du dernier soir passé avec son compagnon. Elle était accompagnée de deux amies d’amis qui étaient venues rendre visite au malade. Les amies avaient compris. Elle, peut-être ou pas. Depuis une longue année, elle était pleine d’espoir. Il n’était pas exclu qu’il se survive encore. Les amies lui ont dit allons nous restaurer. Elles ont mangé un falafel. Elles ont bien sûr parlé. De quoi elle ne se souvient plus sauf qu’aucune parole de réconfort n’avait été prononcée, mais des regards de compassion auxquels elle s’était habituée. Et à l’aube à cinq heures du matin une infirmière la réveilla. Elle lui dit qu’avant de terminer son service de nuit, elle tenait à lui annoncer que tout était terminé. Elle se souvient que ces paroles ouvraient une ère nouvelle. Après trente cinq ans elle se souvient d’une foule de détails bien que depuis cinq ans elle ne va plus sur sa tombe éloignée de la ville. Elle allume une bougie et essaye de réciter des psaumes selon les lettres du prénom de son compagnon.

©Esther Orner

Tableau  Colette Brunschwig, Collection privée

     
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