La décharge de Noé, Rachel Samoul

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La décharge de Noé

Noé travaillait à la décharge, il était chargé d’orchestrer le va-et-vient des camions à benne qui montaient de la plaine, à toutes les heures de la journée et de la nuit, avec leurs chargements de rebuts, d’ordures décomposées, d’objets hétéroclites.

Il connaissait l’endroit depuis son enfance. Très jeune, il suppliait son père qui conduisait une benne de l’emmener avec lui.

Il avait toujours aimé les odeurs âcres et le fouillis de ce “pays d’outre-merde”. Il avait surnommé ainsi la décharge dés la première fois où il y avait posé les pieds, lorsqu’il avait sauté d’un bond heureux du camion de son père. Cette fois-là, son père avait été d’accord de l’emmener. Il n’avait jamais su pourquoi, justement ce jour-là, son père avait enfin cédé à ses supplications vindicatives. A cette époque, la décharge n’était pas encore devenue une colline, elle ne dominait pas encore l’autoroute principale du pays qui ne serait construite que des décennies plus tard. Elle était déjà toute proche de l’aéroport national mais le trafic aérien était si dilué que les corbeaux qui la survolaient étaient rarement dérangés.

Cette première visite avait scellé sa destinée. Il avait alors décidé que c’était là qu’il voulait passer les heures de sa vie, dans cette putréfaction ininterrompue, seulement là le temps lui parut accessible. Jeune, il ne s’était pas formulé les choses ainsi mais il avait été sensible à la pile de petites voitures qu’il avait découverte sous un duvet loqueteux et puant entre un tas de palmes séchées et extrêmement piquantes. Dans la pile, il avait découvert deux Dinky Toys, une Cooper-Bristol et une Ferrari. Les voitures étaient rouillées et sans pneus mais il les avait fourrés dans sa poche et ce fut pour lui comme une promesse.

Les années passant, la butte devenait de plus en plus visible, l’odeur plus âcre. La décharge devint sujet de discussions et de débats télévisés; elle fut de plus en plus souvent décriée. Il fut question de la déménager plus au sud mais les experts prédisaient que les coûts de transports des ordures jusqu’au nouveau site deviendraient une charge trop lourde pour le budget des municipalités.

D’autres technocrates du détritus préconisaient la décentralisation, une multitude de petites décharges, tout le long de la côte, seraient plus faciles à gérer.

D’autres penchaient en faveur d’une usine d’incinération. Dans tout le pays, il n’y avait pas une seule usine de ce type. L’incinération, même des ordures, aurait pu être mal supportée. Seuls les déchets hospitaliers brûlaient dans les cheminées des hôpitaux.

Noé ne s’inquiétait pas outre mesure de cette agitation autour de sa décharge. Il ne se donnait même pas la peine de lire les articles consacrés au sujet qui encombraient les pages du journal local, surtout dans l’édition de fin de semaine. Il était beaucoup plus préoccupé par le nombre invraisemblable d’oiseaux qui survolaient la décharge cette année-là. Noé se demandaient si ces oiseaux étaient des volatiles américains qui avaient entendu parler de l’ouverture simultanée de trente-six distributeurs de hamburgers écossais dans la région. Une telle prolifération pouvait mettre en danger le bon déroulement des décollages et des atterrissages des avions de l’aéroport si proche.

Il n’avait pas tort, Noé, de s’inquiéter. Quand, à l’automne, un oiseau – peut-être pas américain – s’engouffra – sûrement par inadvertance – dans un des réacteurs d’un Boeing en partance, ce fut un tollé général. L’avion réussit à faire demi-tour et à se poser sans dégâts mais la décharge quitta les pages des journaux locaux pour faire la une des trois journaux nationaux.

Une véritable croisade se mit en place pour se débarrasser de cette excroissance puante ; aux premières lignes, les Verts de la Terre se battaient, comme leurs homonymes, pour la réduction du volume des déchets.

La femme de Noé n’avait jamais eu beaucoup d’estime pour ces Verts, elle n’avait aussi jamais eu d’attirance particulière pour les vers qui se vautraient dans son compost. C’était Noé qui avait mis au point le compost, il avait choisi l’endroit propice dans le jardin, il avait creusé le trou, il avait même composé un écriteau artistique où s’inscrivait le mot Compost, dans une calligraphie très soignée. Cela avait été son cadeau pour leurs noces d’argent. Il pensait qu’ainsi elle pourrait en suivant le processus de décomposition, en appréhendant la métamorphose de déchets organiques puants en terreau noir, chaud et odorant qui participait à l’épanouissement des roses rouges qu’elle aimait tant, comprendre,  un peu, l’amour qu’il portait à son travail.

La femme de Noé regrettait le temps d’avant les Verts, l’époque où elle pouvait jeter sans complexes. Depuis les Verts, les produits étaient de plus en emballés, les expériences des deuxièmes poubelles qui avaient proliféré au début n’étaient plus qu’un souvenir mais elle, à cause des Verts, avait appris à culpabiliser. Elle était assaillie de remords pour chaque bout de papier qu’elle jetait, pour chaque godet en plastique, pour chaque pot en verre. Le compost que Noé lui avait offert lui avait vraiment fait plaisir car elle pouvait au moins se débarrasser des épluchures de carottes ou de concombres sans sentir son ulcère se réveiller. Elle n’avait, par contre, toujours pas réussi à comprendre la fascination de Noé pour sa Décharge.

La polémique autour de la Décharge devenait de plus en plus vive, il semblait qu’elle était vouée à disparaître. Des promoteurs optimistes commencèrent à élaborer des plans d’exploitation. Ce terrain, au coeur du pays, valait très cher. La décharge désaffectée, il serait possible de construire. Les promoteurs imaginaient une résidence pour hommes d’affaires pressés, à cinq minutes de l’aéroport, à proximité de l’autoroute, à dix minutes de la City, à l’endroit le plus haut et donc le plus aéré de toute la plaine. Les jours de temps clair, on pouvait voir la mer.

Les jours de tempête, il semblait que l’écume des vagues venait battre la butte. Des dépliants publicitaires avaient été soigneusement préparés et on y apprenait que les maisons proprettes de la résidence où le carrelage serait en terre cuite, les armatures des fenêtres en profilés métalliques et les peintures à l’essuyé seraient chauffées au biogaz.

Malgré le biogaz, quand les Verts eurent vent de ces projets, ils crièrent au scandale. La décharge n’était pas stable, dans ses profondeurs travaillaient des forces dont personne n’avait jamais mesuré la puissance. Elle était sensible à toutes sortes de mouvements de terrain, elle était imbibée de métaux lourds, la nappe phréatique était sans doute touchée. Qui voudrait élever ces enfants dans un endroit pareil ? Sûrement pas ces promoteurs véreux, cette fois-ci l’expression était vraiment appropriée, malgré leur optimisme. La campagne anti-promoteurs eut un succès de fous, jamais les Verts de la Terre n’avaient été aussi soutenus. Cette levée de boucliers générale contre une décharge pourrait paraître un peu exagérée mais il semblait que l’endroit avait acquis une puissance maléfique qui dépassait la raison commune, une force mystique qui, par-delà les siècles, le reliait à ces forêts maudites où les hommes étaient interdits de passage. Pourtant, avec le temps, le respect ou la peur pour ce genre d’espaces sacrés avait disparu.

Seul Noé ressentait l’importance du lieu, quelquefois il rêvait aux fouilles que les générations à venir entreprendraient dans sa décharge, les trésors que les archéologues du futur découvriraient, leur ébahissement devant l’étrangeté d’objets inconnus, les mystères qu’ils devraient résoudre pour identifier ces ustensiles d’un autre âge. Il se souvenait, par exemple, de l’étonnement de son neveu devant ses disques en vinyle, pourtant le toucher aurait du lui être familier puisqu’il avait observé que les jambes de plus en plus longues des adolescentes dépassaient de jupes taillées dans cette matière. Le site archéologique de la décharge présenterait une richesse peu commune. Chaque strate révélerait un mode de vie changeant, mettrait en évidence l’évolution de la technologie, du microsillon au compact, du transistor au microprocesseur.

Le dernier jour de la Fête des Cabanes, la pluie se mit à tomber.

Tout le monde jubilait, Les Verts et les Promoteurs, les vers, Noé et sa femme, son neveu et les adolescentes aux longues jambes, le Maire de la City. Dans ce pays aride et sec, il pleuvait peu. Les premières pluies étaient un événement qui marquait les esprits, des années après on se souvenait de l’année où la première pluie était tombée un samedi après-midi pendant deux heures et demie, ou de l’année où un double arc-en-ciel avait mis un point d’orgue à un court mais terrible orage qui avait duré treize minutes et quarante-cinq secondes. Noé se rappelait qu’il avait pu apprécier ce spectacle inhabituel du haut de sa butte, ce souvenir réussissait à l’émouvoir encore.

Dans la langue du pays, il y avait un nombre infini de mots pour désigner la pluie, un peu à la manière de la langue inuit où des dizaines de mots désignent toutes les sortes de neige, à la différence que dans notre cas il n’y avait presque pas de pluie comme si le foisonnement des mots définissant la pluie pouvait combler sa douloureuse absence. Un mot pour la première pluie, pour la dernière, pour celle du matin, pour la violente, pour la fine qui tombait rarement, pour la saccadée, pour la poussiéreuse. A coté de ce riche vocabulaire, il existait une prière quotidienne en l’honneur de la pluie et aussi pour sanctifier la rosée matinale. Chaque goutte d’eau méritait une bénédiction. En politique, cette sécheresse était tragique. La rumeur s’amplifiait : la prochaine guerre serait la guerre de l’eau.

Le manque d’eau ne concernait pas vraiment Noé qui, à tout prendre,  préférait le vin, rouge de préférence. Il était dans sa cabane en train de boire du vin rouge avec son neveu lorsque la pluie se mit à tomber, la terre mouillée pour la première fois après des mois de sécheresse dégageait une odeur de douceur optimiste. Les premières pluies à l’époque de la Fête des Cabanes promettaient un hiver mouillé et fertile.

Le quatrième jour de pluie ininterrompue, les premières impressions de surprise se manifestèrent, les hommes s’étonnaient de cette pluie si civilisée qui durait depuis trois jours, – sous ses contrées, d’habitude, les orages étaient violents et brefs -, les vieux se plaignaient de leur arthrose réveillée, les enfants continuaient de patauger.

Après une semaine, la mer se mit à monter. Les médias incriminèrent les gaz d’échappement des voitures qui avaient réchauffé la planète, l’effet de serre, la disparition de la couche d’ozone, un complot international.

Le dixième jour, le réseau des communications capota, les avions ne décollaient plus. Les égouts refluaient, les rez-de-chaussée étaient submergés, les vers de terre du compost se noyaient. La panique s’installait, on parlait de bandes de pilleurs qui s’attaquaient aux appartements inondés.

Après quinze jours de pluie, le gouvernement n’avait déjà plus la situation en main.

Les employés au sol de l’aéroport furent les premiers à penser à cette solution, les routes d’accès aux montagnes plus élevées n’étaient plus praticables. Le mot se propagea, de toute la plaine, en barques, en portes transformées en radeaux, les Verts et les Promoteurs se dirigèrent vers la décharge et la prirent d’assaut. La City tout entière se pressa sur les épluchures d’agrumes, les grenades écrasées, les trognons de pomme, les rognures d’aluminium, les canapés défoncés, les matelas éventrés.

La pluie s’intensifia. La mer grossit. Les maisons de la côte furent inondées puis submergées.

La décharge comme un vaisseau semblait se balancer sur les vagues déferlantes. Dés les premiers assauts, Noé avait été écrasé.

©Rachel Samoul

 

     
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