Te souvient-il (41-54) par Esther Orner

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La sixième partie de notre feuilleton littéraire hebdomadaire Te souvient-il ? de l’écrivaine israélienne de langue française Esther Orner.

Te souvient-il ? (1-6) par Esther Orner
Te souvient-il ? (7-13) par Esther Orner
Te souvient-il (14-20) par Esther Orner
Te souvient-il (21-30) par Esther Orner
Te souvient-il (30-40) par Esther Orner

41.

Te souvient-il de cette femme qui ne se souvenait de rien. C’est exagéré. Elle se souvenait très bien de son passé. De son passé à la campagne avec sa petite sœur qui elle avait de la mémoire. Elle en avait aussi mais elle ne s’encombrait pas des petits détails du quotidien. Elle finit par noter chaque chose. Et noter c’est le meilleur moyen de ne plus faire travailler la mémoire. Il y a mémoire et mémoire disait-elle. Et après tout pourquoi l’encombrer. Le portable dit intelligent se rappellera pour vous.

42.

Te souvient-il de cette femme qui ne voyageait jamais. Elle avait des projets mais ne franchissait pas le pas. Néanmoins une fois l’an elle allait sur la tombe de ses ancêtres. Et là elle devait prendre un train qui à l’époque prenait deux trois heures pour arriver au lieu-dit. Elle faisait le trajet toujours accompagnée. C’était sa plus grande sortie. Elle l’appréciait et aussi ceux qui étaient du voyage. Effectivement elle n’avait pas besoin d’aller au bout du monde. Elle arrivait avec un train qui de toute manière ne pouvait aller plus loin. Il s’arrêtait à proximité d’une mer du nord où la femme qui ne voyageait pas avait passé son enfance. Et peut-être une partie de son adolescence. Les paysages vu du train ne changeaient guère et elle s’exclamait tous les quelques kilomètres quel dépaysement pourtant elle retournait sur des lieux connus. Et elle ajoutait après tout vivre c’est voyager. Et si voyager c’était vivre aussi.

43.

Te souvient-il de l’adolescente aux deux longues nattes qui traînaient sur son dos pour qu’elle ne les voient plus. Ainsi jusqu’au jour où elle alla chez un coiffeur de la famille et lui demanda de les couper, de lui faire une coupe au carré avec une frange. Il s’inquiéta de savoir si elle avait l’autorisation de ses parents. Elle n’avait que douze ans. Elle est sortie sans ses nattes et sans lui avoir menti. Ce fut le drame, il ne dura pas et elle en fut débarrassée à vie. Elle aurait pu les garder en souvenir. Elles étaient si longues. Les nattes sont passées de mode. Aujourd’hui elle se serait fait faire une coupe à la garçonne. Ce n’était pas encore l’heure.  Et elle se souvient d’une vieille dame qui lui raconta avoir été la première femme dans son pays à s’être fait couper les cheveux que l’on portait à l’époque en chignon. Souvent caché sous un chapeau.

44.

Te souvient-il de l’amie qui rencontre un couple d’amis de celle qui l’hébergeait pour quelques jours et qui dit – j’ai eu un coup de foudre amical. Ainsi le coup de foudre ne serait pas réservé qu’à l’amour. Cette amie a disparu depuis longtemps de sa vie. Vit-elle encore et les amis en question s’ils n’ont pas disparu continuent-ils à provoquer des coups de foudre amicaux. Qui sait. Il y a des questions qui restent ouvertes. Et parfois on se souvient surtout de ceux qui disparaissent de votre quotidien ou de votre vie. 

45.

Te souvient-il quand elle se plaignait de ne pas avoir assez de temps pour réfléchir et écrire et qu’il lui disait écris pour moi des lettres. Il n’en était pas question. Ça ne l’empêchait pas de se renfrogner et de faire des discours contre ceux qui prennent leurs femmes pour leur secrétaire. Ainsi jusqu’au jour où elle arrêta de se plaindre et se trouva une chambre à soi. C’est dans cette chambre que tout commença. Pour le meilleur et le pire.

46.

Te souvient-il de l’achat des serviettes et des draps avant le grand départ. Non pas le grand départ. Le départ tout court. Après tout pour le grand départ qui a besoin de ça. De quoi alors ? Ça c’est une autre histoire. Les deux amies sont allées chez un grossiste. Le grossiste n’en avait que pour l’accompagnatrice. Il lui dit pour vous qui êtes de la tribu, je vous ferai une grosse ristourne. Pas un regard pour celle qui se  préparait à partir. En sortant elles ont éclaté de rire. Et celle prise pour quelqu’un de la tribu et qui aurait tellement voulu en faire partie depuis trop longtemps, est partie pour le grand départ. Et les draps et les serviettes ont fait leur temps, elles aussi. Et elle se souvient d’une autre amie qui chaque fois qu’elle passait devant un magasin  achetait des serviettes et des torchons, elle aussi, pour se rassurer avant de changer de pays.

47.

Te souvient-il de l’amie qui signait les livres qu’elle offrait par un de la part de x toujours jeune. Et d’une autre amie qui signait – Je vous remercie de vivre. La première est partie très vieille toujours jeune. La seconde plus très jeune mais pas  vieille pour autant a disparu dans un fleuve repêchée avec de grosses pierres qu’elle avait mis dans ses poches.

48.

Te souvient-il de l’époque où on servait des olives en signalant que sept olives valaient un œuf. Les œufs étaient plus rares que les olives qu’enfant venue d’ailleurs elle découvrit et refusa de manger. Ni olives, ni œufs. Elle grandit. Elle finit par aimer les olives, surtout les noires. Quant aux œufs, il n’y avait pas un jour sans œufs malgré les recommandations qui longtemps empêchèrent leur consommation à haute dose. Jusqu’à ce jour quand elle mange des olives, elle en mange sept et elle se souvient de cette époque où l’on mangeait pour survivre et les poules n’étaient pas encore encagées à produire et produire.

49.

Te souvient-il de ce rêve récurrent de maisons collées les unes aux autres qui apparaissaient sur un terrain de sport avant que naissent le jour. Les maisons appartenaient à un autre continent dans un pays nordique sur une terre où le soleil brillait de longs mois dans l’année. Ces maisons disparaissaient dès que le soleil se levait. Oui, on ne peut que se souvenir d’un rêve récurrent. Les autres on les oublie.

50.

Te souvient-il du jour où elle avait oublié son chapeau. Son Panama comme elle avait coutume de le faire remarquer quand elle recevait un compliment. Et souvent par de simples passants. Et ce jour-là le soleil était particulièrement méchant. Non, elle n’allait pas remonter chercher l’objet oublié. Et c’est là qu’elle s’est rendue compte que la plupart des passants avaient la tête nue alors elle s’est mise à compter ceux qui au contraire se la couvraient. Et ceux-là avait plutôt la dégaine de touristes. Le serait-elle aussi, elle qui depuis son enfance vit dans un pays où les mois ensoleillés sont bien plus nombreux que les jours de pluie. Ça l’histoire ne le dit pas.

51.

Te souvient-il d’une amie perdue de vue, encore une, qui clamait que rien n’était plus important que l’amitié. Mais alors pourquoi n’a-t-elle plus jamais donné signe de vie, question infantile à laquelle on pourrait répondre que l’amitié n’est pas plus éternelle que la vie. Ou encore citer un proverbe – Loin des yeux, loin du cœur, ce qui serait une réponse moins désabusée. Et après tout avoir recours à des phrases toutes faites peut consoler. Et elle s’est souvenue que sa maîtresse d’école l’avait surnommée – “Mademoiselle Proverbe ».

52.

Te souvient-il de cet homme qui lui demanda que répondez-vous  si on vous demande pourquoi l’on meurt. Sans réfléchir elle lui dit : on finit par mourir un jour, à chacun son heure. Elle s’arrêta net pour ne pas enchaîner sur d’autres lieux communs. Et cet homme qui conduisait le taxi sortit un livre qui prouvait que personne ne mourrait. On change c’est tout. Un bébé devient adolescent puis homme ou femme. Des étapes d’une mort à l’autre. A la fin on renait dans une fleur ou une plante ou encore dans le corps d’une femme. Elle n’essaya pas de le contredire. Elle avait peur qu’il lâche le volant. Elle préféra l’approuver. Il était content et lui proposa d’acheter le livre qu’il tenait dans une main et conduisant avec l’autre. Elle était arrivée à sa destination sans avoir acheté le livre. Elle prétexta que ce n’était pas sa langue. Et en se souvenant de cette conversation elle se souvint que l’on disait que les filles naissaient dans les roses et les garçons dans les choux. Elle y crut longtemps même quand elle n’y crut plus.

53.

Te souvient-il de rêves que l’on essaye d’oublier. Longtemps elle s’est demandée si elle avait vraiment rêvé ce rêve qui la perturbe. Elle se trouve dans un appartement qui très vite devient une tour. Une tour ailleurs. Pas dans la ville où elle se trouvait. Elle aperçoit quelqu’un qui a perdu la mémoire qui s’approche et dit à voix basse, on vous attend. Ah oui j’ai oublié. Je ne viendrai pas. Il insiste. Votre fille vient d’accoucher. Où ça ? Comment ? Chez nous où vous êtes attendue pour déjeuner. Elle se réveille au milieu d’une histoire inachevée. Ce n’est pas étonnant qu’elle soit intriguée par ce rêve si éloigné de la réalité. Elle ne le raconte à personne car elle se souvient qu’il ne faut pas raconter ses rêves en public.

54.

Te souvient-il de cette femme qui en se réveillant le matin se pose la question que fait-elle encore ici, elle qui ne veut plus vivre. Elle le dit à son entourage qui sait. Sans fard. Ainsi chaque matin elle se lève et commence une journée qui sera bien remplie. Même trop remplie. Oublier ? On oublie rien. Ne dit-on pas que le temps guérit. On dit. On dit. « On » pronom indéfini. Perdre à la fois en peu de temps un mari, un fils et une fille c’est trop. Un euphémisme. Et cette femme se lève chaque matin affronter la vie qui lui reste. Elle ne fera aucun geste insensé. Ça aussi elle l’affirme.

©Esther Orner

Tableau Colette Brunschwig, Collection privée

     
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