Cet été je ne partirai pas, Mordechaï Geldman
Mordechaï Geldman est un poète, un psychologue, un peintre, un critique littéraire israélien. Il est né le 16 avril 1946 et il vient de mourir le 8 octobre 2021. Il est né à Munich de parents survivants de la Shoah. Il est arrivé en Israël en 1949.
Je publie ici un poème traduit de l’hébreu par Esther Orner.
Cet été je ne partirai pas
Cet été je ne partirai pas
je n’ai pas envie de jouer les touristes
je préfère toucher le papier
des livres, une promenade paresseuse dans mon quartier, des réflexions
une nonchalance estivale me révèle
que mon entourage est fait de lieux
que je n’ai pas encore explorés –
remplis d’images fluviales et de chaînes de montagnes
enveloppées de brumes matinales
Place Milano qui n’est pas à Milan
de ma voiture à travers la vitre j’aperçois
un arbre, il fait de l’ombre sur l’herbe verte
un arbre ombragé sur une herbe étincelante
surpris, rêvassant
comme si pour la première fois je venais dans mon quartier
dans un rêve qui annonce mes voyages
je comprends qu’il faudrait que je me dépêche de le visiter
d’observer sa force vitale
pousser et être parfait
comment offrir de la rosée dans des pots de fleurs
ombrager une lumière sauvage
dans ma ville fiévreuse embuée trouée de bleu
qui attend effrayée les suicidés musulmans.
Je ne sais pas si j’aurai du temps
tant de pérégrinations sont nécessaires
à faible distance
à vue d’œil
qui voit ou ne voit pas.
Demain je verrai peut-être ma chambre
je voguerai dans ses espaces visibles
dans des armoires où des témoignages s’accumulent sur mon passé
dans des tiroirs qui ont développé une vie indépendante
dans un tas de papiers en exil
je tiendrai peut-être un carnet de voyage
sur le mouvement de mon regard dans ma cuisine
sur l’agilité des lézards
qui ne sont que reproductions de dinosaures
et toute sorte de fourmis rouges ou noires
qui transforment mes miettes en pains
et j’écrirai un article sur l’agneau et l’abattage
sur les sept céréales endormies dans leurs bocaux
sur les anges de la santé fabriquée avec du soja
sur la bouche porcine et gloutonne
sur le refus, la vomissure et la chasteté
sur la nourriture qui manque toujours
sur la nourriture qui affame
sur la nourriture de l’âme et les nourritures du corps
sur le sein perdu et le dieu absent
mais aussi les pigeons qui roucoulent à la fenêtre
qui baisent et baisent sans retenue et sans honte.
© Mordechaï Geldman traduit par Esther Orner