Le Ghetto intérieur, Santiago Amigorena

Nous retrouvons Agnès Bensimon qui a lu Le Ghetto intérieur, de Santiago Amigorena, P.O.L éditeur, 191 p

En lice pour les Prix Goncourt et Renaudot 2019, le dernier roman d’Amigorena, au titre magnifique et douloureux, donne la mesure dont l’onde de choc de la Shoah se répercute encore parmi nous, avec, pour épicentre, le ghetto de Varsovie. Un roman ?  Un récit intimiste dans lequel l’auteur prend enfin possession du personnage de son grand-père, qu’il a toujours connu mutique. « Il y a vingt-cinq ans, j’ai commencé à écrire un livre pour combattre le silence qui m’étouffe depuis que je suis né. (…) Les quelques pages que vous tenez entre vos mains sont à l’origine de ce projet littéraire », écrit-il en guise d’avant -propos. 

En effet, avec trois quarts de siècle de distance, Santiago Amigorena reconstitue la vie de Vicente Rosenberg, marchand de meubles aisé, à Buenos Aires en Argentine, où il coule des jours tranquilles avec sa femme Rosita, leurs trois jeunes enfants, ses amis, originaires comme lui de Pologne. Le livre s’ouvre en septembre 1940, Vicente a 38 ans, il a quitté Varsovie en 1928, sa ville natale où il a laissé sa mère et son frère. Il s’est empressé d’oublier qu’il était juif, d’oublier le yiddish, résolu à tourner le dos à son passé au point de négliger de répondre au courrier que sa mère lui adresse. Mais à partir de 1940, les bateaux déversent dans le port de Buenos Aires des réfugiés fuyant de plus en plus nombreux l’Europe, ainsi que des rumeurs inquiétantes.

Dans une lettre qu’il reçoit en décembre 1940, sa mère lui annonce l’édification du ghetto. A mesure que les lettres s’espacent puis cessent  définitivement de lui parvenir, une culpabilité grandissante ronge Vicente. Certes il avait proposé mollement, à sa mère de le rejoindre en Argentine. Jamais il n’avait envisagé d’aller la chercher. Il se réfugie progressivement dans le silence qui deviendra total quand la dernière lettre à sa mère lui reviendra après des mois.  « Plus de mots, plus de mots. Plus. De Mots ». Jusqu’à sa mort en 1969, Vicente Rosenberg n’ouvrira plus jamais la bouche.

Un mutisme dont l’auteur relate avec pudeur dans quel désarroi il laisse l’épouse admirable, les enfants, les amis. Et, plus tard, les petits–enfants. En particulier Santiago Amigorena, dont chacun des livres, depuis plus de vingt ans traduit la lutte contre l’étouffement : Une enfance laconique, Une jeunesse aphone, Une adolescence taciturne

Dans Le ghetto intérieur, il libère enfin son grand-père de ses vœux de silence, restitue la voix de son arrière-grand-mère, si digne dans son désespoir. Il réunit la mère et le fils en recréant entre eux ces dialogues qui n’ont jamais eu lieu. Il dit le kaddish du fils pour une mère morte sans sépulture. 

Le temps de l’écriture de ce livre sobrement émouvant, espérons-le, aura apporté à l’auteur une forme de délivrance.

©Agnès Bensimon