Tel Aviv, esprit d’ouverture

Cette interview est parue dans le numéro 6 de la revue CONTINUUM, la revue des écrivains israéliens de langue française

Jérémy Hoffmann, Tel Aviv, esprit d’ouverture

Propos recueillis par Rachel Samoul

RS: Jeremy Hoffmann, vous êtes le directeur du département de conservation de la municipalité de Tel Aviv.  Comment envisagez-vous votre travail?

J.H: Ce département est relativement nouveau, il existe depuis à peu près dix ans. Une dizaine de personnes y travaille de concert avec le département de l’urbanisme. En une décennie, beaucoup a été réalisé grâce à l’inscription de la Ville blanche au patrimoine mondial de l’UNESCO qui a accéléré le processus de conservation des bâtiments de style moderne à Tel Aviv.

©Kef Israël

Bien sûr, nous nous intéressons à la préservation d’Ahuzat Bait, le centre historique de Tel Aviv, à la réhabilitation de Jaffa, aux bâtiments qui font la Ville blanche mais aujourd’hui, il s’agit aussi de reconnaître la valeur de l’architecture d’après l’Indépendance. Je pense, notamment, à l’influence de Le Corbusier sur la construction des logements sociaux, des shikounim en Israël. Nous voulons grâce à notre travail préserver l’histoire de l’Etat, l’histoire de la ville, souligner l’apport de l’architecture au social. Il faut aussi comprendre la valeur architecturale de quartiers comme Ramat Aviv Hayeshena ou Yad Eliyahou, des quartiers qui sont créés hors des limites définies par le fameux plan Geddes (le plan de développement de Tel Aviv de 1927 suivant le modèle de la cité-jardin). D’autres découvertes restent à faire, il faut élargir la notion de patrimoine. Le patrimoine, c’est aussi les anciennes usines, le patrimoine sportif, le patrimoine maritime, comme le Nomadic à Paris, ce navire à vapeur surnommé le Petit Titanic qu’on a remis à flot à Belfast.

On assiste à une ouverture des termes patrimoine et conservation qui englobent désormais d’autres champs d’activité. Cela peut comprendre aussi certaines plantes, des régions vertes, le patrimoine culturel et aussi l’architecture palestinienne, comme les biara, les batei béer, les maisons-puits notamment à Jaffa.

Reconnaître le patrimoine, c’est pouvoir le conserver.

Cette ouverture a beaucoup à voir avec l’esprit même de Tel Aviv, son pluralisme, sa tolérance.  Cette tendance s’exprime bien dans la récente rénovation de la Piscine Gordon dont les murs d’enceinte ont été abattus, qui ne se cache plus mais qui, au contraire, se donne à voir.

Piscine Gordon

RS: Jeremy Hoffman, nous faisons cette interview en français. Comment se fait-il que vous parliez si bien cette langue ?

Je suis né à Neuilly-sur-Seine en 1967, non loin des célèbres maisons Jaoul, de le Corbusier. J’ai grandi dans le XVIème arrondissement près de bâtiments conçus par Auguste Perret. Mes origines se situent près de l’endroit où le mouvement moderne est né : ce mouvement conçu à Paris, appliqué en Inde, au Brésil, au Havre notamment par ce même Auguste Perret.

Après l’alyah de ma famille, j’ai été élevé à Even Yehuda, un village habité par de nombreux réfugiés de la Shoah. On y parlait le yiddish dans un décor d’orangers. Nous y étions considérés comme les Français du village. Nous y vivions dans une grande euphorie, simplement heureux d’être là. Israël était à l’époque un pays encore imprégné d’idéal avec une mentalité presque naïve. On y vivait comme au  kibboutz et les portes des maisons étaient toujours ouvertes.

Je suis retourné en France pour des études à l’Ecole polytechnique puis pour travailler dans l‘agence d’architecture de Jean-Paul Viguier à l’origine, entre autres, des tours de Cœur Défense, du Parc André Citroën, et du projet de protection du site du Pont du Gard.

De retour en Israël, avant d’être à mon poste actuel, j’ai travaillé dans le cabinet de l’architecte Yaakov Yaar, prix d’Israël d’architecture.  J’ai participé au développement de la Shounat HaMashtela, un nouveau quartier construit sur une ancienne pépinière, au nord-est de Tel-Aviv, au projet de l’ancien marché au gros et de ses futures tours ainsi qu’à celui le projet Sumeil sur Ibn Gvirol.

R.S: Ces dernières années, de nombreuses tours poussent à Tel Aviv. Cette tendance est critiquée. Qu’en pensez-vous ?

La ville bouge, la ville change. De grands projets sont en cours, comme au nord de Reading, derrière la compagnie d’électricité et aussi la rénovation et l’agrandissement de l’Habima et de la grande place adjacente. C’est Dani Karavan qui a conçu la nouvelle place. Le fameux Gan Hashikma, le jardin des sycomores a été préservé. Ce travail de conservation n’est pas figé, il doit se faire aussi dans un esprit de renouvellement. Nous voulons que cette place ne soit pas réservée à la culture d’une élite mais à tous. Tel Aviv expérimente, Tel Aviv innove. Ainsi, nous allons installer un procédé qui permettra d’entendre à l’extérieur le son des pièces jouées à l’intérieur du théâtre. J’espère qu’un jour, nous pourrons  aussi retransmettre dans le jardin les concerts donnés dans le Hechal HaTarbout, le Palais de la Culture. Une façon de faire tomber les murs qui séparent le dedans du dehors, de faire sortir la culture dans la rue. De plus, il faut savoir qu’en Israël, jusque dernièrement, le gouvernement central ne participait pas aux travaux de rénovation, c’était à la Ville de créer ses propres outils de développement. Les tours permettent en fait le financement des rénovations. Nous essayons de travailler dans la continuité. Par exemple, dans le quartier historique des affaires au sud de Rotschild, on rénove les bâtiments originaux et on crée une nouvelle couche contemporaine en leur adjoignant des tours.

R.S: Malgré cette politique de préservation, certains trouvent Tel Aviv encore très négligée.

Les conditions sont très difficiles, chaleur, humidité, sel, ensoleillement. Pourtant, l’Unesco en inscrivant la ville Blanche en juillet 2003 sur la liste du patrimoine mondial, a insisté sur la façon dont cette architecture moderne d’origine européenne s’est adaptée aux conditions locales, qu’elles soient culturelles ou climatiques. Je pense aussi que l’urgence de l’entretien ne s’est pas encore développée chez nous,  c’est un problème culturel national. Nous avons entrepris d’améliorer es façades de la rue mais il faudra aussi nous consacrer encore aux façades de la mer et du ciel: les toits de Tel Aviv sont souvent des greniers à ciel ouvert. Mais le processus est en cours, des deux milles immeubles désignés à la conservation, quatre cent ont déjà été retapés. En septembre 2008, la loi de conservation a été adoptée par l’Etat. C’est révolutionnaire, elle va permettre un système de financement des travaux.

R.S: En Europe, la grande tendance, c’est la construction écologique. Qu’en est-il à Tel Aviv ?

La meilleure approche écologique, n’est-ce pas de conserver? La conservation, pour moi, c’est, pour le dire puérilement,  le recyclage des maisons. La France a vingt ans de retard sur l’Autriche en ce qui concerne la sensibilisation à une construction respectueuse de l’environnement et Israël a dix ans de retard sur la France.  Il nous reste à changer les mentalités.

R.S: Etes-vous satisfait de l’évolution de Tel Aviv?

Il est indéniable qu’en dix ans, la ville a changé. Bien sûr, il reste encore beaucoup de lieux problématiques. Le Kikar Atarim, par exemple. Mais c’est un ensemble privé. Rien de global ne peut y être entrepris. Je crois que pour Tel Aviv, il n’est pas souhaitable d’adopter la manière parisienne avec de grands projets à la Mitterrand. Les changements ne sont pas dramatiques, les choses se font petit à petit, pas à pas. C’est comme ça que Tel Aviv a changé, qu’elle continuera de changer et qu’elle restera une ville où il fait bon vivre.

©Rachel Samoul