Ah vous avez oublié (71-90) par Esther Orner
Après Te souvient-il, et Sortir, bien sûr , je publie sous forme de feuilleton littéraire, « Ah vous avez oublié » de l’écrivaine israélienne de langue française Esther Orner.
Pour lire :
- Ah vous avez oublié (1-10)
- Ah vous avez oublié (11-20)
- Ah vous avez oublié (21-30)
- Ah vous avez oublié (31-40)
- Ah vous avez oublié (41-50)
- Ah vous avez oublié (51-70)
71.
Il faut parfois des années pour retrouver une vieille amitié perdue. Question de temps. De circonstance. Et l’amitié ressurgit. Une interruption présente a peu de chance de ressurgir. Le temps qui passe répare. Pas tout et pas toujours. N’essayez pas de l’oublier. Vous n’allez tout de même pas rajouter encore un lieu commun que tout s’oublie.
72.
Vous avez encore oublié votre chapeau, cette fois on vous l’a ramené pas comme celui qui est resté définitivement chez la copine que vous n’avez plus jamais revue. Qu’est-elle devenue et d’autres copines de votre génération qui ne répondent plus et aucun proche pour vous prévenir. Et surtout n’oubliez pas que les chapeaux et les parapluies à part leur usage codifié sont fait pour s’oublier. Mais pas les copines qui elles ont dû disparaitre et personne pour vous renseigner.
73.
Vous avez presque oublié comment tenir un stylo. Des pattes de mouche. Ça c’est réservé à l’encre. Depuis l’enfance vous n’avez plus tenu une plume et même un stylo à encre. Très jeune vous êtes passée au stylo à bille. Au bic le nom d’une marque. Vous ne le saviez pas. Non vous n’avez rien oublié de tout ça. Ni même ceux qui disaient avec une telle écriture seul le pharmacien pourrait vous lire habitué à l’écriture illisible des médecins. On dirait que pour eux l’ordinateur a été inventé. Oui le bic c’était une belle invention, enfant vous rentriez dans la modernité, plus de buvard, plus de taches sur vos vêtements et vos mains plein d’encre pour prouver que vous n’aviez pas séché les cours.
74.
Vous ne vous avouez pas que les livres disparus de votre bibliothèque vous les avez prêté et oublié à qui. Personne ne vous les a arraché. Empruntés et oubliés de vous les rapporter. Vous auriez pu noter. Faire une liste puisque vous ne pouvez plus sortir en racheter. Vous n’avez tout de même pas oublié ces librairies qui se suivaient dans une même rue. Elles n’existent plus. Elles ont été remplacées par des restaurants ethniques. Plus tard il y eut des librairies sur plusieurs étages. Et puis par le net. Et le fameux Kindle que vous refusez. Et puisque vous continuerez à proposer vos livres, à faire des listes pour vous consoler vous qui aimez partager vos lectures.
75.
Ah vous avez oublié comment vous vous habilliez ou plutôt comment vous étiez fringuée comme on disait à l’époque. Quelle époque. Peu importe. A vrai dire les fringues ne vous intéressaient pas. Et avec l’âge vous êtes même devenue élégante. N’exagérez pas. Vous essayez de pallier. Ne riez pas. Cela vous aide malgré tout à garder votre belle humeur. Et vous pensez à votre grand-mère qui pour le jour le plus attendu de la semaine portait toujours des chemisiers blanc cassé en soie. Elle disait ce n’est pas pour moi. C’est pour ceux qui m’entourent. Qui me regardent.
76.
Auriez-vous oublié cette vieille dame qui aimait les fleurs qui vous avait demandé de ne plus lui en offrir car elle n’avait plus la force de transporter ses vases de la cuisine au salon et cette autre vieille dame qui vous priait de ne plus apporter des objets attrape poussière. De vieilles dames comme vous. Elles ne sont plus là depuis si longtemps.
77.
Non vous n’oubliez pas ce bout de conversation qui remonte presque’à un demi-siècle.Vous exagérez comme d’habitude. Bon plus de quarante ans. Elle avait conclut par c’est la vie. Et la petite fille de crier c’est la mort. C’était la première fois qu’elle était confrontée à l’irréparable. Elle ne savait pas encore que la première n’était pas la dernière. Par contre celle qui pensait que c’était la vie ne comptait plus ses morts. Et vous non plus.
78.
Au lieu de vous plaindre de l’insupportable chaleur qui revient chaque année ni plus ni moins faites ce qu’une de vos amies qui se voulait positive disait. Vous prenez une douche bien chaude. Vous en sortez rafraichie et vous vous prenez de la pastèque bien froide. L’auriez-vous oublié. Prenez donc ce plaisir même si vous avez la clim.
79.
Non vous n’avez pas oublié l’épicerie qui fut la votre les premières années de votre venue dans la ville. C’était un lieu de longues conversations. Les épiciers commentaient le foot avec une célébrité du quartier qui n’est plus. Les patrons ne voulant pas passer leur vie dans une épicerie l’ont vendue. Au début deux magasins de mode et à nouveau de la nourriture. Et ce matin assise face à eux en dégustant votre café vous avez pu voir qu’ils étaient vides et en très mauvais état.
80.
On lit. On rencontre plein de gens qui disparaissent ou pas. On on. Pronom indéfini. On oublie des conversations enrichissantes ou pas. Ne vous creusez pas la tête. Il y a des restes. Même de beaux restes. Vous n’aviez pas oublié l’histoire du gâteau au fromage. Celui sans pâte qui pour votre mère n’était pas le gâteau au fromage traditionnel. Le vôtre plus facile – fromages, oeufs et fécule de pommes de terre. Vous l’aviez apportez chez une amie qui vous l’avait demandé pour faire plaisir à un vieux monsieur qui s’écria – Ah mais c’est le gâteau de la Pâque. Pourquoi a-t-on demandé. Car sans farine. Il avait les mêmes origines que celle qui vous avait donné la recette.
81.
Auriez-vous à nouveau oublié qu’à certaines personnes on ne prête pas ses livres. Ils vous sont perdus. Vous les aviez offert malgré vous or vous aimiez les distribuer. Mais quand vous prêtez vous prêtez. Auriez-vous oublié le temps où en allant chez vos amis vous pouviez les récupérer. Il y a aussi ceux chez qui vous n’alliez jamais. Et après tout un de perdu dix de retrouvés. Aucun rapport. N’en faites pas un drame. La plus part du temps c’était vous au cours d’une conversation qui disait qu’il fallait le lire et vous l’offriez. Vous avez aussi oublié que ce n’est pas la première fois que vous remettez ça. On pourrait penser que c’est de l’obsession or c’est tout simplement de l’oubli. Un oubli de plus.
82.
Ah vous aviez oublié que votre mère vous répétait qu’un cardigan sans poches dans lequel elle ne pouvait glisser un mouchoir ne lui servait à rien. Vous l’écoutiez sans l’écouter. Après tous on porte un cardigan parce que l’on a froid. Bien sûr. Ainsi jusqu’au jour ou vous même ne trouviez pas de poches dans une tunique que vous ne mettiez plus depuis des années. Et vous vous êtes rendue compte que presque tous vos vêtements contenaient des poches de côté dans lesquels vous glissez vos mains. Vos masques. Et vos mouchoirs ? Des mouchoirs ? Si déjà des Kleenex.
83.
Ne dites pas que vous avez oublié cette femme qui scrutait son nouvel entourage en se posant la question m’aurait-il, m’aurait-elle sauvée. Elle disait cachée. Pourquoi voulez-vous l’oublier ? Vous n’aurez pas sa réponse. N’insistez pas.
84.
Vous n’oubliez pas cette femme si proche qui s’est retrouvée du jour au lendemain privée de son appartement. Installée contre sa volonté dans une maison dite de repos par sa soeur et sa nièce ses voisines.Vous auriez voulu la ramener chez elle, mais elle n’avait plus de chez soi. D’ailleurs c’était une location. Sa nièce venait la voir au moins trois fois par semaine en lui apportant des kiwis son fruit préféré. Y en a-t-il toute l’année ? Ce serait une preuve de plus que les saisons n’existent plus selon les plus jeunes qui ne savent plus quels sont les fruits d’été et ceux de l’hiver.
85.
Vous lisez un livre. Plutôt vous le relisez. Vous n’avez pas oublié que vous l’aviez lu fascinée par l’écriture. Mais vous aviez oublié les personnages et leurs histoires. Vous n’êtes plus sûre de le relire jusqu’au bout. Malgré tous ces oublis, vous n’avez pas oublié qu’en lisant ce livre vous aviez été confronté une fois de plus à l’idée que vous empruntiez votre langue. Ce qui n’était pas le cas de celui dont vous aviez tout oublié. Consolez vous si c’est possible par ce que vous n’avez pas oublié que c’est la langue qui vous choisit. Maternelle ou pas.
86.
Oh vieillesse Oh désespoir. Le reste du vers vous l’avez oublié depuis longtemps. Vous aviez assisté pour la première fois à une matinée scolaire où toute une jeunesse hurlait en recouvrant le récit des comédiens comme s’ils était là uniquement pour ce vers et pas en entier. Ils ont depuis longtemps l’âge de l’avoir oublié ou pas.
87.
A la question comment allez-vous si vous ne voulez pas vous éterniser répondez par un oui ou un ça va. Ou encore plus ou moins ou alors je suis fatiguée. Et passez à autre chose. Au fil des jours ou des ans vous aviez élaboré votre réponse, presque la seule – trop fatiguée. Personne ne vous contredisait. Alors vous enchérissiez fatiguée de naissance. Auriez vous oublié, sans doute pas, que votre mère qui encore jeune se plaignait d’une fatigue inhérente et à l’entrée du camp lorsque l’on lui demanda en bonne santé s’empressa de répondre par un oui sonore. Elle ne fut plus jamais fatiguée même après quatorze heures de marche. Des années plus tard il lui arrivait à nouveau de dire – Je suis tellement fatiguée, je n’en peux plus.
88.
C’est la tempête annuelle. Vous vous terrez. Derrière la fenêtre vous regardez les arbres se balancer. Plutôt leurs branches. Leur feuillage. Non, vous n’oubliez pas que vous sortiez emmitouflé pour allez regarder la mer déchainée. Un de vos plaisirs favoris.
89.
Vous qui avez tendance à oublier. Pas vous seulement. Ça fait partie du quotidien. Bon. Il est question d’autre chose cette fois. Vous avez raconté à une femme pas toute jeune que par un jour de pluie un mari qui savait que sa femme avait oublié son parapluie, le lui apporta bien que ce n’était pas une grosse pluie. Justement une pluie fine mouille davantage. L’auriez-vous oublié ? Et la femme pas toute jeune a rétorqué. Aucun des maris que j’ai eus ne se serait mouillé pour moi. Que c’est triste. Combien de maris cette femme a-t-elle eu ? Ca l’histoire ne le dit pas.
90.
Vous avez fini par oublier que vous écriviez à la main avant de passer à l’ordinateur. D’abord à la machine à écrire. Une petite Olivetti. Et puis d’autres. Ah oui vous aviez oublié. Vous vous relisez et comme le poète qui s’étonnait avoir écrit ce qu’il lisait, vous cherchez le lien entre diverses histoires qui s’enchainent. Le comment vous l’avez bien sûr oublié. Vous écriviez au stylo dix fois la même phrase. Vous y avez pensé en vous relisant le jour ou vous n’écrivez pas. Vous étiez tentée par peur d’oublier. Vous ne l’avez pas oublié, ni la peintre qui vous disait lorsque j’étais jeune forcément ma thématique était plus concentrée en vieillissant elle se déplia davantage.
Juillet 2021 – Août 2023
©Esther Orner