Ah vous avez oublié (11-20) par Esther Orner
Après Te souvient-il, et Sortir, bien sûr , je publie sous forme de feuilleton littéraire, « Ah vous avez oublié » de l’écrivaine israélienne de langue française Esther Orner. Retrouvez-là chaque semaine.
Pour lire Ah vous avez oublié (1-10)
Ah vous avez oublié.
11.
Vous n’êtes qu’une gauchiste et vous mon cher un vieux communiste. Vous avez ouvert de grands yeux. Vous étiez convoquée dans un très beau salon que vous auriez qualifié de grand bourgeois. C’était au siècle dernier. Dans son dernier quart. Déjà vous étiez étonnée de les entendre se vouvoyer. Ce couple vous a plutôt semblé très exotique. Vous étiez persuadée que le vouvoiement c’était uniquement dans les livres ou alors deux siècles plus tôt. Vous n’en avez jamais parlé comme si vous l’aviez oublié. C’était dans votre sous-sol comme vous aimez le dire. Et ça ressurgit comme tant de choses sans que vous ne sachiez comment. Au fait dès que l’oubli se fraye un passage, ça s’enchaine. Comment ? Peu importe. Laissez de côté les associations d’idées. Fiez-vous plutôt à votre sous-sol.
12.
Une de vos amies déjà très âgée vous avait raconté que sa mère plus très jeune pour l’époque peut-être vingt huit ans avait rencontré celui qui allait devenir son père par arrangement. Par une marieuse. Et comme ils n’habitaient pas la même ville, ni la même province, chaque jour pendant des mois monsieur appelait sa promise par l’intermédiaire des Demoiselles du téléphone. Un jour une de ces demoiselles lui téléphona pour lui demander s’il n’avait pas oublié d’appeler, à moins que, car l’heure était passée. Il la remercia chaleureusement. Et le mariage eut lieu en son temps. Après la cérémonie la mariée dit à qui voulait bien l’entendre j’ai fait une boulette. Au fait quand les Demoiselles du téléphone ont-elles disparu ? Avec un clic vous le sauriez. Et tout le charme s’évaporerait.
13.
Un peu partout des forêts brûlent. Vous n’êtes pas très loin de l’endroit car là où vous êtes tout est proche. Là vous ne risquez rien. Et sur votre écran une jolie maison avec un jardin et un immense arbre avec des fleurs fuchsias. Au loin des nuages noirs. Un homme très calme est interrogé. Que va-t-il emporter. Des albums, des ordinateurs. Sa femme voudraient emporter des vêtements. Au moins de rechange. L’homme a l’air si serin. Vous ne saurez pas la suite. Il se peut que le feu n’ait pas atteint l’endroit. Ce matin il est presque maitrisé. Cet homme a dû emporter d’autres choses. Quoi ? Vous l’avez oublié. Vous avez surtout retenu les albums. Un de vos amis qui avait un énorme album bien avant que les photos trouvent leur place dans les ordinateurs, les téléphones vous avait dit – si un incendie m’arrache à mon domicile je laisserai tout et m’échapperai même tout nu l’album sous mon bras. Inoubliable un homme tout nu courant à travers la ville un gros album sous le bras. Rien d’autre. Tout peut se racheter. Même vos inédits ? L’album avant tout, a répété l’homme parti presque centenaire.
14.
L’inspiration ? Et elle ricane. Vous lisez et ça vient. Comme ça ? Pas toujours. Et pas à chaque lecture. Un mot, une phrase, une ambiance et vous bifurquez. Vous vous éloignez et vous allez vers vous même. Ecrire c’est parler à soi-même. Ça vient de la petite enfance. Oui, oui tout vient de là. Ne l’oubliez pas. Et puis lisez et relisez. Si j’ai le temps.
15.
De très bon matin vous êtes sortie malgré la chaleur. Ce n’était pas vraiment nécessaire. Ça pouvait attendre. Mais la nuit en vous réveillant vous vous êtes dit qu’il ne fallait pas seulement marcher à l’intérieur de l’appartement. Il y a toujours une courses à faire. Sinon aller au café du coin. Vous en avez fait des pas. Votre téléphone « intelligent » les a enregistrés ainsi que le kilométrage. Cette fois dehors et pas chez vous. Fatiguée vous vous asseyez sur un banc. Vous regardez les passants. Vous aviez oublié que lorsque vous vous promeniez toutes les deux c’était un de vos passe-temps favoris inventer des histoires sur les passants. C’était avant.
16.
Déjà vous avez l’impression que ça commence à bien faire. Et vous venez seulement de commencer. Le problème c’est qu’il faut parfois savoir s’oublier. Vous voulez dire oublier. Non, ça de toute manière avec l’âge c’est de plus en plus fréquent. D’abord les noms. Oh même les jeunes oublient. D’ailleurs pour chaque chose ils consultent. Au début ce que vous cherchiez réapparaissait une heure ou deux plus tard. Souvent la personne ou les personnes ne sont plus là. Puis le lendemain seulement. L’oubli a dû perturber votre sommeil. On pourrait aussi dire que le sommeil réparateur s’attaque à l’oubli. S’attaque ? Oui s’attaque. Alors militons pour le droit à l’oubli.
17.
Vous aviez raison de dire que l’on oublie plus facilement ce que l’on a décidé de faire il y a un instant. Ainsi vous vous extirpez de votre fauteuil. Vous errez dans votre maison. Vous montez même à l’étage. Et vous ne savez plus pourquoi. Dans le meilleur des cas vous retournez vous installer dans votre fauteuil en espérant que ça resurgira. Vous faites un tel effort qu’une vieille histoire vous revient. Elle n’a évidement rien à voir avec votre oubli dont vous ferriez mieux de ne pas en faire un plat. Ou plutôt une montagne. Et vous voyez ces gens mal habillés déambuler les yeux écarquillés dans un super marché. Ils n’ont jamais vu ça. Les caddies se remplissent devant les déambulants qui quittent les mains vides l’endroit calmement.
18.
Ne soyez pas triste. Vous avez l’air d’un chien abattu. Permettez-vous de rire quand quelque chose est risible. Le rire est plus fort que vous. Et d’ailleurs ce que vous êtes en train de faire est ludique. Laissez-vous allez. Arrêtez vos larmes. De toute les manières elle s’étranglent dans votre gorge. Ce conseil est donc inutile. Ne vous en faites pas vous n’oublierez pas. C’est plus fort que tout. C’est là. Vous n’avez même pas besoin de chercher. Ce n’est pas dans votre sous sol. Là vous diriez plutôt dans votre cave. Et comme dit la chanson – On n’oublie rien de rien. Je ou On ?
19.
Oubliez a dit le vieil écrivain malade. Oublier pourquoi. L’oubli se fait de lui-même. Oublier pour laisser de la place à des nouveautés au futur, a-t-il dit. Encore faut-il avoir de l’avenir. Du temps devant soi. Le vieil homme malade a insisté – il y a toujours du neuf. Il suffit de faire de la place. Et tant qu’il y a de la vie. Ah non pas ça. Après tout pourquoi contredire le vieil homme malade. C’est une belle idée de faire une place. Même sans argumenter. Oui, une place. Ou plutôt de la place.
20.
Avouez que vous aviez oublié qu’il vous arrivait de soulever les couvercles des casseroles et pas chez vous jusqu’au jour où une personne venue vous faire une petite visite comme disait une vieille dame a soulevé le couvercle d’une de vos casseroles en faisant mm. Vous avez déjà oublié qui était la visiteuse mais pas l’amie de longue date dans une autre ville qui partageait le même étage. Vous n’avez pas oublié ses fous rires lorsque vous rentriez chez elle faire un petit tour et souleviez les couvercles. Ni qu’au même étage la logeuse s’était gardée une chambre avec un grand lit sous lequel elle gardait des pastèques. Elle était tout le temps allongée et quand elle vous entendait passer elle vous appelait ainsi que l’amie et répétait tout ce qu’elle avait entendu à l’étage sans écouter aux portes. Ce n’était pas à l’étage mais au rez de chaussée. L’auriez-vous oublié. Non mais vous préférez dire à l’étage. Et avouez que c’est la visiteuse qui a ressuscité ces personnes sorties de votre vie depuis longtemps. Comme tant d’autres.
©Esther Orner