Ah vous avez oublié (1-10) par Esther Orner

Après Te souvient-il, et Sortir, bien sûr , je publie sous forme de feuilleton littéraire, « Ah vous avez oublié » de l’écrivaine israélienne de langue française Esther Orner. Retrouvez-là chaque semaine.

 

Ah vous avez oublié.

1.

Ah vous avez oublié. Ne soyez pas interloqué. Ça arrive.Vous aviez oublié qu’elle vous avait fixé un rendez-vous. Ou plutôt que vous lui aviez fixé un rendez-vous au bord de mer. Si déjà dans un café. Et pour plus de précisions sur la terrasse d’un café  surélevé au bord d’une mer. Pas tout à fait. Entre la mer et le café une plage de sable fin.

2.

Il manque deux chaises. Vous les avez cassées ? Une, peut-être. J’ai oublié si c’était moi ou quelqu’un d’autre. En revanche la deuxième ce n’est pas moi. Sans doute quelqu’un qui se balance sur n’importe quelle chaise. Et dans ce cas précis c’était des trépieds.  Il y a manière et manière de s’asseoir.  Et en plus des chaises de collection d’un architecte du début du siècle dernier. Vous ne le saviez pas. Ce n’est donc pas un oubli. Effectivement il n’y a pas que l’oubli.  Et là il reste deux chaises sur quatre. Vous auriez pu les faire réparer.  Le dossier était cassé en deux. Irréparable. Et surtout vous n’y pensiez pas. L’aviez-vous oublié ?

3.

A la fin d’une journée après avoir trop lu vous pouvez avoir mal aux yeux et ne plus voir que d’un œil. Il faudrait consulter. C’est ce que vous avez fait. Et le diagnostic donné d’une voix douce engendra une longue conversation sur les livres et sur les origines du médecin qui sans être péremptoire avait dit en regardant son ordinateur c’est que vous lisez des mauvais livres.  Soyez sûre que vous ne l’oublierez pas. Oh tout s’oublie. C’est récent. Et puis c’est drôle. Et d’ailleurs le récit des tribulations du médecin vous ont paru moins tragiques tant cette réflexion vous avait amusée.

4.

Et votre mère en visite qui s’est couchée dans votre salon juste après que l’amie avait apporté le couvre-lit que vous aviez commandé. Votre mère était polie, mais c’était l’heure habituelle de son coucher. Vingt et une heure trente. En revanche l’amie en question n’avait pas d’heure. Votre mère a souhaité bonne nuit. Et s’est retournée vers le mur. Vous l’aviez oublié jusqu’au jour où vous avez fait à peu près la même chose. Moins discrètement et à une heure plus tardive. Ce n’était pas au même âge. Votre mère était encore assez jeune. Une petite soixantaine. Et vous bien plus âgée. Ça pourrait s’expliquer. Mais le faut-il vraiment ?

5.

Vous étiez de passage. Il y avait du temps à meubler alors vous avez relancé une conversation ancienne en vous excusant de votre oubli bien que vous aviez retenu l’essentiel. Il vous manquait tout de même quelques détails. Ainsi son père, son oncle et son grand-père n’avaient pas dû se réfugier. Le grand-père était menuisier. Il avait construit une palissade qui cachait tout. Les habitants de la cour savaient et montaient la garde. Un seul était dangereux. Lui aussi était surveillé. Seul celui qui deviendra l’oncle le plus jeune des enfants un blond aux yeux bleus pouvait sortir et ramener de la nourriture. Ça vous ne l’aviez pas oublié. Et surtout qu’ils n’avaient pas quitté la grande ville où seul le plus jeune était né et racontait. Et la mère, c’est à dire la grand mère, dans tout ça ? Là vous serez obligée de reprendre la conversation.

6.

Dernièrement vos lectures vont surtout à des livres écrits par des femmes des siècles passés. Pourquoi ? La question vous est posée. Et pourquoi cette question ? Car vous en parlez. Ne seriez-vous pas en train de fuir.  Ou plutôt de revenir à vos oublis. Et déjà certains moments oubliés resurgissent. Votre grand-mère qui accompagnaient ses filles au bal. Elles les surveillaient. On vous l’avait raconté plus d’une fois Vous aimiez écouter cette histoire. Peut-on imaginer une mère de nos jours accompagnant ses filles aux bals qui n’existent plus ?

7.

Vous n’oubliez pas pour autant que les histoires racontées par les dames des siècles passés sont toujours actuelles. C’est une évidence. Certainement pour celles qui ont dépassés leur siècle. Ce qui vous épate c’est que pour certaines c’était encore l’époque sans téléphone. On s’écrivait des lettres. Ça aussi vous le faisiez bien avant que le courriel fasse son apparition. Le courrier prenait du temps. On guettait le facteur. Vous ne l’avez pas oublié. Exact ça ne s’oublie pas. Ces dames prenaient le thé. Des thés forts. Plus proche certaines parlent déjà de sachets de thé. Et puis le café rentre dans les mœurs. Les chevaux laissent la place aux voitures. Aux trains à vapeur. Ces lectures font une grande place au quotidien. Elles vous ramènent au votre. Serait-ce la raison pour laquelle vous ne lisez plus rien d’autre ?

8.

On n’oublie rien a-t-elle dit. C’est là. Dans votre cave. Si déjà, dans votre sous-sol. Pourquoi  ? Le mot cave vous dérange ? Il évoque. Quoi ? Un cave. C’est quoi ? Un voyou ? Quelque chose comme ça.  Et puis le son. Au contraire moi ça m’évoque une cave à bois à charbon. Et moi à vins et à fromages. D’ailleurs une cave vous manque. Et une mansarde aussi. Là où vous vivez ni l’une ni l’autre. Or une cave peut vous protéger de la chaleur en été. Et chauffée en hiver c’est le meilleur endroit de la maison. On peut aussi s’y cacher. Ah j’ai compris ce qui vous dérangeait. Pensez donc aux personnes qui ont survécu grâce aux caves. Et la conversation si ça en est une continue. Parlons plutôt des enfants qui jouent à cache-cache. On peut aussi les punir. Les envoyer à la cave. Bon. Cave ou sous-sol vous venez de démontrer que le passé peut effectivement surgir de cet endroit qui a le don d’emmagasiner pas seulement ce que l’on croyait avoir oublié.

9.

Votre mère qui vous offrait de l’argent pour vos anniversaires quand elles voyaient que vous aviez acheté des livres s’exclamait – encore. Pour qui ? Déjà vos enfants ne lisent plus. Elle aurait aimé que vous vous achetiez de jolies robes, des sacs ou des chaussures, mais pas ces satanés livres pour qui ? Vous n’y pensiez plus ou plutôt vous l’aviez oublié. Non ça ne s’oublie pas même si l’oubli vous guette. Surtout  depuis que vos livres ont commencé à envahir vos fauteuils. De nos jours il y a le Kindle. Auriez vous oubliez le plaisir de tourner les pages, de revenir en arrière, de lire les dernières pages car vous n’en pouvez plus. Probablement que tout ça est possible avec le Kindle. Peut-être mais pas tourner les pages.

10.

Auriez-vous oublié que vous vouliez devenir romancière. Vous n’en preniez pas le chemin.  Vous ne le saviez pas. Le vieil homme vous l’avait pourtant prédit. C’était un rêve d’enfance. Vous auriez pu, dû vous en rendre compte. Chaque fois que vous lisiez un roman vous ne pouviez le lâcher. Et ce qui vous étonnait c’était la patience qu’il fallait pour écrire et raconter. Vous l’aviez dit au vieil homme. Vous aviez oublié de lui demander de s’expliquer. De vous l’expliquer.  De toute manière vous viviez ailleurs.  Et surtout dans un autre temps. Vous n’alliez tout de même pas imiter ces romancières qui vous comblaient. Inimitables elles peuvent vous inspirer.

©Esther Orner