Un appartement au 5 Mevoh Yoram (1e partie), Esther Orner

Mon amie Esther Orner m’a donné l’autorisation de publier  « Un appartement au 5 Mevoh Yoram », un texte qui est paru en 2013 dans le Continuum n°10, la Revue des Ecrivains Israéliens de langue française. Comme le texte est assez long, je le mettrai en ligne en trois fois.

Il me tient à coeur parce qu’il est question de Jérusalem et parce qu’il est dédié à Alain Sicsic, un ami cher qui nous a quittés le  3 avril 2023. 

Esther Orner

Un appartement au 5 Mevoh Yoram

                                                                                                                                                                                                    A Alain Sicsic

       Y-a-t-il quelque chose de plus intime, de plus émouvant que l’achat d’un premier appartement. Appartement en toute propriété. Etait-ce mon sentiment lors de mon installation dans ce lieu après des années d’errance ? Je ne me souviens plus. Ce n’était pas n’importe quel achat. Achat qui aurait pu ne jamais se faire. Ce qui a permis cet achat m’est venu d’un endroit imprévu. Sombre. Je n’en voulais pas. Je voulais effacer les traces. Effacer ce qui ne s’efface pas. Claquer cet argent. Partir faire le tour du monde. Je me résignai. Cela peut paraître incongru. Et pourtant ce n’était pas une fable. Ni un héritage. Et si déjà, un héritage mal venu. Je suis compliquée. Je l’avoue. Et lorsque une amie, une héritière, vint me rendre visite dans ce petit deux pièces dans une belle maison au fond d’une impasse, elle me fit comprendre que cela n’arrivait qu’une fois dans la vie.

           Mevoh Yoram, impasse Yoram. Qui était ce Yoram ? Probablement un jeune homme tué lors de la guerre d’Indépendance, si j’en juge par le nom des rues avoisinantes – Gedoud Haivri, Bataillon hébreu, par laquelle on accède à cette impasse et la rue principale HaPalmach.
           Pourquoi un jeune homme ? Car seul son prénom est donné à l’impasse qui n’en est pas une, puisque il y a un passage entre deux maisons qui donne sur une forêt. Ailleurs ce ne serait qu’un bosquet ou une clairière. Les enfants y jouaient. Une ou deux personnes promenaient leur chien. Ils étaient moins nombreux qu’aujourd’hui.
           Lorsque je ne prenais pas le bus, je traversais souvent ce que j’appelais ma forêt pour me rendre à mon travail à Mamilla. 
           J’enseignais alors dans une école spécialisée Miftan, Seuil. Une école pour petits délinquants. Des adolescents à qui on essayait d’offrir un métier artisanal.
           Le niveau scolaire était très bas. Cette école se trouvait sur la frontière israélo-jordanienne. Ou plutôt dans un no man’s land. Les adolescents jouaient au foot avec les enfants de l’autre côté de la frontière.
           Je terminais à midi. Si j’avais le temps je rentrais chez moi en bus. Le soleil était de plomb. Curieusement je ne me souviens pas des hivers. C’étaient mes années universitaires. Pour me rendre à l’université je passais par la rue Metoudelah. J’avais habité tout près d’elle avant d’intégrer mon nouvel appartement. J’avais l’habitude, à partir de la rue Hachlap, où je louais une chambre chez l’habitant, de me rendre à pied à Givat Ram, la nouvelle université. Certains cours avaient encore lieu à Terra Sancta. L’université avec un grand U, celle du Mont Scopus était sous domination jordanienne. Des chercheurs israéliens s’y rendaient sous escorte par le mythique Chaar Mandelbaum. J’y ai souvent rêvé. Je m’y voyais. 
           Que tout cela me semble loin aujourd’hui. Autant sur le plan géographique que sur le plan de mon histoire personnelle. Pourtant cela ne me prenait pas plus d’une petite demi-heure. Je somnolais souvent pendant les cours. J’avais derrière moi une matinée bien remplie par mes petits délinquants auxquels j’étais attachée et eux à moi.

            Il y a quelques jours je suis allée chercher un peu de fraîcheur à Jérusalem, loin de Tel-Aviv, ma ville actuelle. Je séjourne dans le pied à terre d’un ami, rue Alfassi.
           Je me retrouve dans un des premiers endroits où j’ai vécu jadis, bien avant Mevoh Yoram, à Rehavia, quartier qui a peu changé depuis sa création. On rajoute des étages à d’anciens immeubles en grosses pierres de taille rose ou beige. Certains rajouts s’intègrent bien à l’ancien, d’autres leur portent de l’ombre. De jolies petites places identiques à elles-mêmes relient les rues en pentes.

             Le lendemain de mon arrivée, je devais me rendre le soir chez des amis rue Oliphant.
            Je fis un long détour pour retrouver mon Mevoh Yoram. Depuis que je l’ai vendu en 1983, je n’y suis passée qu’une ou deux fois.
           Pour y arriver j’ai franchi la frontière entre Rehavia et Kiriat Samuel, où se trouvait ma rue. Là non plus, pas de grands changements. Sur la rue Hapalmach, juste face à Gedoud Haivri, où je faisais mes courses, quatre ou cinq boutiques pratiquement les mêmes, si ce n’est une boutique Sony et un Deli (katessen) chic. Une de ces deux boutiques a remplacé la vieille makolet, épicerie de quartier où l’on trouvait aussi bien du pain, des légumes que des produits d’entretien, on y trouvait tout, d’où son nom fait de Kol, c’est-à-dire Tout. Disons le plus strict nécessaire. Bientôt les supermarchés les feront disparaître et si déjà ils seront remplacés par des boutiques fancy.
           La rue Gedoud haivri est remplie de voitures. On dirait un parking. De nouvelles maisons. La rue en construction était presque vide. De rares voitures. Seules quelques personnes en possédaient. On peut imaginer que maintenant il y en a plus d’une par famille.
           Me voilà arrivée à Mevoh Yoram. Je ne me souvenais plus qu’elle était en pente. Je me retrouve devant le numéro cinq. Surprise, la maison n’est pas en grosse pierre de Jérusalem. Le jardin est moins fleuri. Et par la porte vitrée qui n’existait pas à l’époque, j’aperçois un nouvel ascenseur. Je suppose que les anciens habitants ont été remplacés par de nouveaux. Qui y habite ? Leurs descendants ? Des locataires ?
           Je ne m’attarde pas. La nuit va tomber. J’aurais dû sortir plus tôt. Je vais jusqu’au bout de l’impasse qui n’a pas changé. Je vais retrouver ma forêt. Elle est vide. J’hésite à la traverser. Elle est toute petite. Les arbres sont décimés. Le sol pierreux est jonché de paille. Je prends mon courage à deux mains et je traverse la forêt lunaire, c’est son nom. Je suis tellement effrayée que je ne saurais citer les noms des arbres sombres. Sans doute des pins. Je regarde seulement où je mets les pieds. Ne pas tomber. Heureusement l’endroit est si petit que je me retrouve très vite le cœur battant à côté du parking face au théâtre de Jérusalem. La forêt lunaire est certainement un endroit protégé. Arrivée à la rue Marcus, à droite l’ancienne léproserie devenue musée. Je me souviens avoir vu des lépreux assis sur la muraille. 
           Au loin, le désert de Judée. De mon appartement, je l’apercevais. Et je sus que Jérusalem était à la porte du désert.
           Je suis arrivée chez mes amis toute en sueur, moi qui étais venue échapper à celle de Tel-Aviv. Je ne me sentais ni une héroïne, ni un casse-cou, pas même une inconsciente. Je savais ce que je faisais.
           J’aurais pu revenir en plein jour pour faire ce chemin risqué. Mais je suis ainsi faite, une fois en route, effrayée ou pas je me lance. Attitude d’une froussarde ? Qui sait ?
           Oui, j’ai eu très peur, moi qui dans le passé traversais sereinement ce lieu. Cette forêt lunaire. Entre temps, il y a eu les deux Intifada.

            Et le lendemain face au Monastère de La Croix, je raconte à une amie  hiérosolymitaine, ma peur en traversant La forêt lunaire juste avant la tombée de la nuit. Ce moment entre chien et loup appelé en hébreu, entre deux soleils, qui dure peu de temps. Très vite la nuit remplace le jour. L’amie ne se priva pas de me traiter d’inconsciente. Téméraire, je l’avais échappé belle. Je n’en menais pas large, mais je n’allais tout de même pas retourner sur mes pas. Rien n’est jamais arrivé là. Alors nous avons évoqué le meurtre dans La vallée de la Croix non élucidé du professeur Stern qui n’avait aucun ennemi. Il devait se rendre à l’université de Givat Ram. C’était en pleine Intifada et ses attentats. Attentats au début hebdomadaires ensuite journaliers et pour finir plusieurs fois par jour. Des plaques commémoratives parsèment la ville. A cette époque je venais souvent à Jérusalem. Je montais la peur au ventre dans les bus qui eux aussi explosaient. Continuer à vivre comme si de rien, c’était la seule manière de résister à ces assassinats organisés. Et si dans les années cinquante et soixante, je n’avais pas peur de circuler dans ma ville jour et nuit, aujourd’hui même accompagnée j’appréhende certains lieux. Cette même amie me disait à l’époque de l’Intifada qu’elle revivait son enfance en 1948, au moment de la guerre de l’indépendance, lorsqu’elle s’agrippait à sa mère, échapper aux tirs des armées arabes, ne sachant jamais si elles reviendraient chez elles saines et sauves.
           Nous avons achevé notre soirée tournées vers l’avenir dans le restaurant établi dans le musée d’Israël rénové avec sa vue sur les montagnes qui petit à petit se recouvrent d’habitations. A part quelques monstruosités architecturales, Jérusalem reste une ville protégée.

Si je n’ai pas vécu plus de six ans dans cette ville, elle fut et restera mienne. Jusqu’à ce jour, après tant d’années passées à Paris et à Tel-Aviv, il arrive que l’on me demande si je suis une hiérosolymitaine. Je réponds toujours par l’affirmative. Et si les questions se font plus pressées, voire impertinentes, je réponds – habitant de la ville un jour, habitant à vie. 

©Esther Orner

Dans le jardin de Beth Hansen, l'ancienne léproserie devenue musée

Dans le jardin de Beth Hansen, l’ancienne léproserie devenue musée