Te souvient-il (68-87) par Esther Orner
La huitième et dernière partie de notre feuilleton littéraire hebdomadaire Te souvient-il ? de l’écrivaine israélienne de langue française Esther Orner.
Te souvient-il ? (1-6) par Esther Orner
Te souvient-il ? (7-13) par Esther Orner
Te souvient-il (14-20) par Esther Orner
Te souvient-il (21-30) par Esther Orner
Te souvient-il (30-40) par Esther Orner
Te souvient-il (41-54) par Esther Orner
Te souvient-il (55-67) par Esther Orner
68.
Te souvient-il de la jeune musicienne qui s’est dirigée directement vers le meuble contenant des 33 tours contente d’en trouver dans cette maison, sans un regard pour l’immense bibliothèque tout comme celle qui était entrée pour la première fois dans un appartement où elle reviendra souvent sans remarquer les livres qui tapissaient les murs de la pièce. Elle s’émerveilla des fleurs et des arbres qu’elle apercevait à travers la baie vitrée. La maîtresse de maison fut toute étonnée qu’elle ne fut pas plutôt attirée par la bibliothèque comme tous ceux qui franchissaient l’appartement une première fois.
69.
Te souvient-il de cette jeune femme qui riait aux éclats en racontant que le mari d’une femme qu’elle rencontrait pour la première fois vint lui ouvrir la portière de la grosse voiture lui tendit la main et quand ils arrivèrent au restaurant l’aida à enlever son manteau. Tout ça lui parut d’un autre âge. Bon pour les films. Elle en fit des gorges chaudes, le raconta à gauche et à droite jusqu’au jour où une femme moins jeune lui dit, moi, autre âge ou pas j’aime que l’on me fasse passer la première, que l’on me tende mon manteau, que l’on soit gentleman avec moi.
70.
Te souvient-il de cette femme qui passait un doigt sur sa bouche pour s’excuser de ne pas pouvoir mettre du rouge à lèvres devant deux jeunes-filles qui n’y comprenaient rien. L’une demanda pourquoi mettre du rouge à lèvres et l’autre se contenta de hausser les épaules. Vous verrez vous aussi vous vieillirez un jour. Sans doute. Cette femme n’était pas si vieille que ça. Elles n’étaient pas là pour la critiquer. Et en plus c’était une époque où se mettre du rouge à lèvre c’était bourgeois et mal vu.
71.
Te souvient-il de ce jeune homme qui se força à faire des compliments. On lui dit – surtout ne vous forcez pas. Il avait pourtant l’air sincère. Sa voix profonde le trahissait. Tout à coup elle était perchée comme avant de l’avoir travaillée. Il n’osa pas regarder celui qu’il complimentait dans les yeux. Ils ne se sont plus jamais revus.
72.
Te souvient-il de cette chemise de nuit bien chaude. Si elle était belle ou pas, peu importe C’était un cadeau reçu à la suite d’un – qu’est-ce qui vous ferait plaisir. Plaisir, non, mais utile. L’endroit était froid, mal équipé. La chemise n’était pas qu’utile. Elle était douce et lui rappelait de meilleurs jours. Et maintenant qu’elle a quitté ce lieu depuis de nombreuses années, la chemise de nuit toujours là en bon état lui rappelle cet endroit qu’elle désirait oublier. Elle aurait pu la jeter ou la laisser sur un banc, si elle ne s’était souvenue de cette phrase magique à un moment où tout s’écroulait autour d’elle, où sa vie venait de changer – qu’est-ce qui vous ferait plaisir.
73.
Te souvient-il de cette personne qui avait tout quitté : famille, amis, ville de naissance pour une autre ville dans un pays au-delà des mers. Sa ville préférée restait celle de sa naissance. Alors pourquoi ne pas y vivre ? La question s’impose. Et la réponse n’est pas surprenante. Pour pouvoir y revenir de temps en temps. La chérir de loin.
74.
Te souvient-il de l’expression fatiguer la salade qui la faisait rire jusqu’au jour où elle apprit que pour qu’elle ait du goût il fallait la touiller longtemps. Que la vinaigrette se mélange à fond. C’était donc ça fatiguer la salade. Et aussi que certaines personnes la fatigue avec les mains. Trop, c’est trop a-t-elle dit dégoûtée. Et elle s’est souvenue d’une personne qui depuis longtemps refusait d’aller au restaurant. Et aussi de quelqu’un qui ne pouvait manger la salade qu’avec les doigts. Ce qui amusait son entourage.
75.
Te souvient-il d’un passé très ancien où dans une chambre de bonne sans chauffage un jeune couple allumait une plaque de gaz qui dès qu’elle était éteinte le froid revenait comme si de rien. C’est comme aujourd’hui la clim qui réchauffe et refroidit dès que l’on éteint. Habiter une chambre de bonne c’était aussi se retrouver avec des toilettes dans le corridor et devoir aller aux bains-douches. Qui s’en souvient encore de nos jours. Et puis qui dit que tout cela ne fait plus partie de ce monde.
76.
Te souvient-il de la petite fille qui demandait et redemandait qu’on lui raconte que sa grand-mère, qu’elle eut la chance de connaître, allait se laisser mourir quand une nuit son enfant la mère de la petite fille lui est apparue dans son petit lit à barreau dans lequel depuis longtemps elle ne dormait plus. L’enfant tendait les bras en fixant un point éloigné et dit – Reviens. Le matin, la mère se rendit à l’appel. La petite fille demandait à sa mère de lui raconter l’histoire sans jamais y changer un mot bien que l’on raconte rarement de la même manière. Ne dit-on pas que l’on entre jamais deux fois dans un même fleuve. Et la petite fille de hausser les épaules exactement comme sa mère et sa grand-mère.
77.
Te souvient-il de la grand-mère qui avait des recettes dites de grand-mère. Par exemple refroidir le thé en le transvasant d’un verre à l’autre surtout quand la petite fille était pressée de se rendre à l’école par les journées froides moins rares que les beaux jours. Il n’était pas question de rajouter de l’eau froide, juste transvaser. Et contre le verglas enrouler ses chaussures de gros tissus. Et aussi le meilleur médicament contre le grippe, croquer de l’ail, coutume que la grand-mère avait aussi importé de son pays de naissance. Il y en avait d’autres mais on ne peut se souvenir de tout.
78.
Te souvient-il de la mère qui enseignait à sa fille comment poser pour une photo. Ne pas sourire ou alors sans dévoiler ses dents. A moins que ce soit le contraire être naturelle sans se soucier du résultat. Il arrive souvent que l’on croit se souvenir et l’on se souvient du contraire.
79.
Te souvient-il du poète à qui une jeune femme racontait que sa grand-mère priait pratiquement toute la journée s’arrêtant juste pour cuisiner, recevoir sa famille et des passants, quand elle s’oubliait, elle courrait se laver les mains et faire une bénédiction. Le poète lui dit, vous devriez l’écrire. C’était il y a bien longtemps, elle s’en est souvenue après avoir rêvé du poète. Mais du rêve elle ne se souvient pas.
80.
Te souvient-il de cette femme qui ne voyageait que dans des wagons fumeurs disparus depuis longtemps, or ce n’était pas une fumeuse et elle n’essaya jamais de fumer. Si, une seule fois. Elle toussa et s’étouffa. Alors pourquoi. Elle disait que les gens étaient plus drôles, plus causants. Pas d’enfants, ce qui ne l’empêchait pas d’amener son couffin. Elle était sans doute attirée par l’odeur des cigarettes.
81.
Te souvient-il de cette personne très critique. Trop critique qui disait sur sa nièce – elle est heureuse que lorsqu’elle revient de voyage. Elle a quoi raconter. Et elle raconte. Puis elle retombe dans son mutisme duquel elle sort parfois pour prévoir d’autres voyages ou en reparler. Elle parlait souvent d’une amie d’adolescence qui avait immigré sur un autre continent. Elles voyageaient souvent ensemble. Et quand la nièce revenait de chez elle, de cet autre continent, elle racontait que ce qui la frappait le plus c’était son frigidaire où il y avait toujours de nombreuses petites salades appétissantes. Elle avait gardé la tradition familiale. Une tradition méditerranéenne qu’elle continuait sur cet autre continent.
82.
Te souvient-il du jour où la grande bibliothèque est arrivée. Elle avait été commandée. Elle s’est remplie très vite. D’abord de tous ces livres qu’ils avaient fait parvenir de là où ils venaient. Il restait quelques étagères vides car un tri avait été fait Et depuis lors un nouveau tri devrait se faire. Quand des amis rentraient dans leur salon et les complimentaient, lui, il acquiesçait. Mais elle ne put s’empêcher de dire qu’elle avait l’impression d’étaler son intimité. Il est vrai qu’une pièce entièrement tapissée de livres dans un bureau est plus discrète. Question de place et de lieu. Et puis tous ses livres lus et dont on a tout oublié pourquoi les garder ? Ils sont là, on pourrait peut-être un jour les relire. Et puis les enfants qui ne lisent plus aiment qu’ils soient là.
83.
Te souvient-il de cette femme d’un certain âge, comme on dit, qui disait qu’un mois avant de mourir la lumière se retirait de la personne. Elle perdait son auréole. Elle scrutait son visage dans un miroir de poche. Où était-elle aller chercher cette idée ? Dans les textes affirmait-elle. Un mois plus tard, elle avait tout quitté.
84.
Te souvient-il de cette sortie de bain bleue foncé qui était restée après que tout fut bradé. Puis elle disparut. A vrai dire, elle était là sur un clou. Personne ne la portait. L’a-t-on donnée ? L’a-t-on jetée ? Personne ne se souvient, sauf la joie de celui qui l’a portée pendant des années lorsqu’elle le lui offrit. Peut-être pour son anniversaire ou lors d’un séjour à la mer. Non, elle ne se souvient plus.
85.
Te souvient-il de deux jeune-filles et de deux adultes, l’une la mère l’autre la tante. C’est le printemps. Toutes les quatre se promènent dans une ville qui n’est pas la leur. Les jeunes filles sont venues étudier. Elles parlent sans doute de leurs études et peut-être de leur enfance. La tante de l’une et la mère de l’autre parlent sans doute de la guerre. Il n’est pas dit laquelle. Quand elles disent La guerre, c’est la deuxième. Depuis lors, il y en a eu d’autres. Celle-là est la leur. Elle parle tout bas dans une langue apprise qui n’est pas leur langue maternelle. De temps en temps les quatre s’arrêtent pour prendre un café au comptoir. Elles sortent et rient aux éclats. A la fin de leur promenade, elles comptabilisent les cafés – dix. Ainsi pendant quelques jours. Puis la tante et la mère retournent chez elles chacune dans un autre pays.
86.
Te souvient-il de cette femme qui disait que l’on se devait de porter ses plus beaux vêtements n’importe quand. Elle s’en est souvenue et décida que plutôt de se traîner toute la journée en robe de chambre même confinée elle mettrait ses plus beaux vêtements en plein jour. Et même pour cuisiner. En se protégeant avec un tablier qu’elle utilise rarement. Est-elle allée jusqu’à porter un vêtement de soirée ? Ça l’histoire ne le dit pas.
87.
Te souvient-il de l’amie qui n’est plus depuis longtemps qui disait – moi les pâtes je ne les mange jamais seule, il me faut une tablée. Et elle les préparait méticuleusement al dente et avec du pesto qu’elle faisait elle même. Elle se souvient et ajoute qu’elle aussi ne peut boire seule du thé au jasmin qu’elle affectionne tout particulièrement.
Du 21 avril 2019 au 2 ou 3 avril 2020
@Esther Oner
Tableau Colette Brunschwig, Collection privée