Te souvient-il (55-67) par Esther Orner
La septième partie de notre feuilleton littéraire hebdomadaire Te souvient-il ? de l’écrivaine israélienne de langue française Esther Orner.
Te souvient-il ? (1-6) par Esther Orner
Te souvient-il ? (7-13) par Esther Orner
Te souvient-il (14-20) par Esther Orner
Te souvient-il (21-30) par Esther Orner
Te souvient-il (30-40) par Esther Orner
Te souvient-il (41-54) par Esther Orner
55.
Te souvient-il de ce gentil couple qui chaque jour faisait le tour du pâté de maisons. Le mari était beaucoup plus vieux que sa femme qui n’était plus toute jeune. Elle le soutenait. Lui il se déplaçait avec sa marchette ou si on préfère avec son déambulateur. Même assis sur un banc, il ne voyait plus personne. Elle toujours souriante remerciait les personnes qui lui demandaient des nouvelles ou qui leur souhaitaient une bonne journée. Puis un jour elle sortit seule avec une canne. Personne n’osa poser des questions. D’elle-même elle dit – mon mari est très fatigué. Ce qui dans certaines cultures veut dire très grave, mais elle faisait partie d’une autre culture. Aujourd’hui accompagnée par une dame de compagnie, elle est toujours souriante et plus personne ne demande des nouvelles du vieux mari.
56.
Te souvient-il de cet homme jeune qui ne comprenait pas que l’on puisse jeter de la nourriture. Il disait chez nous on ramasse chaque grain de riz. C’est de l’or. Et la femme qui lui avait posé la question un peu convenue s’il était heureux ici et qui l’était sauf de voir le gaspillage chaque fois qu’elle fait du riz se souvient du jeune homme, mais elle ne peut s’empêcher de jeter du riz qui colle à la casserole au lieu de le récupérer. Se souvenir n’est sans doute jamais assez.
57.
Te souvient-il de l’amie qui écoutait des heures de la musique classique. Elle écoutait couchée sur son lit. Elle devait bien sûr se lever pour remettre ses 33 tours sur son tourne-disques sauf quand elle écoutait des concerts à la radio si c’était la musique qu’elle aimait. Celle du grand siècle. Elle aurait été si heureuse de rester couchée et laisser la musique s’enchaîner sur l’ordinateur qu’elle n’a jamais eu, même pas connu. Et son souvenir reste vivace pour l’amie, elle, qui parfois écoute aussi de la musique couchée sur son lit.
58.
Te souvient-il de cet homme aujourd’hui presque centenaire et encore jeune à l’époque rencontré dans une rue montante. Il avait un manuscrit sous le bras. Il parla de son exil, mais peu importe puisqu’il avait un trésor sous le bras. Son exil ne dura pas. Il s’installa là où il le fallait avec sa femme. Et il lui arrivait de retourner dans le lieu de son exil pour se ressourcer.
59.
Te souvient-il de cette femme qui dit à une femme encore jeune qui avait commencé à écrire et publier quelques textes qu’elle devait être déçue de ne pas être payée pour son travail Et la femme de lui dire détrompez-vous je n’ai jamais pensé dans ce sens, Et l’autre qui ne lâchait pas le morceau : ce n’est pas professionnel. Elle était loin de ces raisonnements. Elle continua d’écrire sans jamais gagner un kopeck et sans s’en plaindre tout en se demandant qu’était devenue cette femme aux phrases péremptoires et peut-être pas si éloignées de la réalité que la femme encore jeune ne pouvait entendre.
60.
Te souvient-il enfants vous regardiez les numéros des tickets de bus. Celui qui avait un ticket où un même chiffre apparaissait le plus de fois avait gagné. Quoi au juste ? Rien. Votre ticket était un porte bonheur. Les tickets ont disparu. Avec eux ce jeu enfantin. Et ce matin en l’année 2019 le chiffre 9 est apparu trois fois Et vous vous êtes souvenue amusée par le souvenir lui-même.
61.
Te souvient-il de cet homme avec qui tu avais voyagé dans un bus d’une ville à l’autre et qui devait choisir entre plusieurs femmes pour se marier avec l’une d’elle. Il fit la description de chacune. L’une avait de nombreux chapeaux. Sans aucun doute c’était celle qui devait être l’élue. Et elle le fut. C’est fou tout ce qui peut être dit ou se passer en quarante cinq minutes dans un voyage d’une ville à une autre.
62.
Te souvient-il de cette femme qui se demandait si ce n’était pas une folie de s’accrocher ainsi. S’accrocher à quoi. Et puis cette manie de ne pas terminer ses phrases. Tous ceux qui l’ont approchée s’en rendaient compte. Et dans ce cas précis et dans d’autres, personne ne put lui arracher la suite de la phrase. Alors chacun y alla de ses suppositions. Elle écouta et resta sur s’accrocher sans points de suspension.
63.
Te souvient-il de ce bijou dont tu ne voyais pas l’utilité comme si un bijou était forcément utile. Une épingle à chapeau qu’une amie lui avait fait cadeau. L’épingle à chapeau avec une jolie tête en verre coloré et dégradé. Il est vrai que porter des chapeaux aujourd’hui est assez rare, sinon des chapeaux de paille pour se protéger. Que l’épingle à chapeau trouva ou pas son utilité, peu importe. Il lui rappelle l’amie et ses dons poétiques qui un jour eut assez de vivre et disparu dans une rivière proche de sa maison les poches remplies de gros bijoux.
64.
Te souvient-il de cette femme qui pour la première fois manga des boulettes à la cannelle. Fit une grimace. Ses hôtes furent étonnés. Elle leur dit sans détours que les boulettes avaient un goût bizarre. De la cannelle, bizarre ? C’est une épice royale. Elle goûta encore, sourit et fit un geste de connivence. Elle ne leur dit pas que la cannelle c’était dans les gâteaux de son enfance. D’ailleurs elle n’avait pas identifié l’épice qu’elle connaissait si bien. C’était un vendredi soir, Shabbat, pour la première fois elle goûtait une cuisine qui lui sembla pour le moins exotique. Des épices et même des plats épicés. Bien plus tard cela fera partie de son quotidien, sauf la cannelle dans la viande. Cette épice, elle la réservera pour la pâtisserie. Les autres épices inconnues jusqu’à ce soir-là sans doute étaient plus faciles à adopter même si elles aussi lui semblaient bizarres. Elles font déjà partie d’un passé lointain. C’était lors d’une nuit éclairée par la pleine lune où elle était accueillie la première fois dans une famille qui sera sienne un certain temps.
65.
Te souvient-il de la liseuse rose crochetée. Elle savait crocheter. Et aussi coudre. Comme naguère. Et c’était après bien des années qu’elle avait crocheté le fameux sac en corde doublé d’une doublure rouge. Le sac est perdu. Et la liseuse rose est toujours là. Trop petite, elle, qui pourrait servir comme par le passé à celle qui lit toujours couchée.
66.
Te souvient-il du film dans lequel les feuilles d’automne rouges et ocres l’ont bouleversée. Elle qui était venue vivre à la porte du désert s’était rendue compte que cette année-là elle ne verrait pas les feuilles tomber. Ces feuilles mortes colorées lui rappelaient qu’elle avait quitté les paysages de son enfance. Et ce n’était pas la première fois. Elle n’a rien retenu de ce film sauf les feuilles qui jonchaient le sol et celles rouges vifs et or qui n’étaient pas encore tombées.
67.
Te souvient-il de cette femme qui disait ma vie est un roman et de lui dire – Ecrivez-là, racontez-là. Ah non, j’ai trop souffert. Revivre ma souffrance, non. Ecrire empêcherait-il de vivre ? Oui, je préfère vivre, voyager, sortir, m’amuser. Et elle part d’un grand éclat de rire.
©Esther Orner
Tableau Colette Brunschwig, Collection privée