Te souvient-il (14-20) par Esther Orner

La troisième partie de notre feuilleton littéraire hebdomadaire Te souvient-il ? de l’écrivaine israélienne de langue française Esther Orner.

Te souvient-il ? (1-6) par Esther Orner

Te souvient-il ? (7-13) par Esther Orner

14.

Te souvient-il des étés où chacun avait sa chanson sur laquelle on dansait des slows. Un été dans une île ce fut une chanson en anglais qui lui trottait dans la tête mais dont elle ne se souvient pas du titre. Parfois on l’entend dans une émission consacrée à des chansons anciennes. C’était l’année d’avant ou après une chanson dont elle se souvient très bien  – Elle était si jolie, devenue leur chanson de ralliement, à moins que ce fut Pour une amourette. C’était au bord d’une mer aux grosses vagues avec ses marées basses et hautes.  Elle se souvient aussi de quelqu’un qui passait dans la rue dans une ville dans la montagne en sifflotant Où vas-tu gitan ? Elle sortait sur son balcon l’accueillir. Et ce n’était pas la chanson de l’été. Ou comme on disait alors le tube de l’été.

15.

Te souvient-il lorsque enfant ou plutôt adolescente lors d’un voyage scolaire elle accompagnait une amie de classe qui allait dans un quartier de la capitale dans lequel il fallait se couvrir les bras et les jambes. Elle était en petit short. C’était l’été. Elle reçut quelques pierres qui heureusement ne l’ont pas atteinte. Ni d’ailleurs les paroles de colère de petits enfants choqués. La tante de l’amie qu’elle accompagnait la regarda longuement et avant qu’elle ne s’en aille lui donna un morceau de tissu pour qu’elle se couvre. La tante parlait à sa nièce dans une langue étrangère à l’accent lancinant. Lui parla-t-elle de l’indécence de l’amie, petite fille ou pas qui tout simplement vivait dans un autre monde et qui ne s’était rendue compte de rien. 

16.

Te souvient-il de l’enterrement d’un des deux chiens, ses compagnons de jeux. Le chien blanc au poil dru était le plus âgé des deux et mourut dans le calme le plus total. On donna le bain au chien brun et frisé dans le grand chaudron. Et la petite fille l’emmena en promenade à la recherche d’une nouvelle laisse pour le consoler. C’était une belle journée d’été qui tout à coup s’assombrit. Des bombardiers changèrent les plans de la petite fille qui se mit à courir. Le chien, lui, refusa d’avancer. Elle le prit dans ses petits bras et courut plus lentement. Elle eut juste le temps de se coucher sur la pelouse de sa maison et voir les bombes tomber au loin. Et quand la petite fille devenue adulte décida de ne plus jamais avoir des animaux elle qui les aima tellement qui eut un chat, des lapins et bien sûr des chiens, elle refusa de s’expliquer  tout en citant un livre – La souffrance est inutile. 

17.

Te souvient-il des heures passées au dispensaire quand on voulait voir un médecin. Pas de rendez-vous prévu. On demandait qui était le dernier venu et on faisait la queue. La salle d’attente sans clim était un lieu où l’on causait. Certains vieux venaient y passer quelques heures sans avoir l’intention de consulter. C’était probablement leur sortie du jour. C’était aussi le temps où l’on se bousculait pour monter dans les bus qui n’avaient pas la clim et qui étaient moins nombreux. Tout cela a bien changé.  Ce qui reste c’est la convivialité. Inutile pour autant de dire ou de croire que c’était le bon vieux temps. C’était tout simplement avant.

18.

Te souvient-il de cette vieille dame qui à l’époque était encore relativement jeune et qui faisait remarquer à une de ses amies proches que lorsqu’elle s’en allait car elles n’habitaient pas le même pays qu’elle laissait toujours quelque chose d’elle. Etait-ce son parfum, une parole prononcée. Ou plutôt quelque chose de concret une boite de thé anglais car la vieille dame qui alors ne l’était pas encore était amateur de cette boisson qu’elle avait découvert fille au pair en Angleterre. Il lui arrivait aussi de lui offrir un pot de confiture qui lui n’avait rien à voir avec l’origine du thé et elle lui disait ce sera pour ton petit déjeuner. Elle aurait pu lui dire ainsi tu penseras à moi, mais l’idée de laisser quelque chose derrière soi qui ferait penser à elle, ne l’avait jamais effleurée. Et là loin l’une de l’autre, elle regarde divers objets qui lui rappellent le souvenir de tant de personnes qui sont passées dans sa vie.

19.

Te souvient-il de cette personne qui sort toutes les heures et même les demi-heures fumer sur son balcon fleuri. A l’intérieur elle ne peut plus, elle ne doit plus. C’est plus fort qu’elle sans doute. Et on est loin des wagons fumeurs et non fumeurs. D’ailleurs  ces trains-là n’existent plus. Même dans les avions les dernières rangées ne sont plus fumeurs. Tout cela est bien exagéré, mais c’est comme ça a dit un homme qui a vu de son balcon un homme saoul accroupi chercher des mégots sous la neige. Non ce n’était pas un clochard. Il était élégant dans son beau costume  bleu. Le débit de tabac était trop loin. Les routes étaient barrées. Il ira plus tard. En attendant il creuse ou fouille la neige, si ces mots sont appropriés.

20.

Te souvient-il de ces années où des groupes d’élèves commencèrent à se rendre sur ces lieux d’enfermement. Lieux de notre perte. Pour qu’ils sachent. Qu’il comprennent. On pouvait se poser la question si c’était nécessaire. Plutôt si c’était le meilleur moyen de faire revivre un endroit mort. Ou encore un des nombreux endroits de notre mort. En marge de l’endroit ou plutôt à l’entrée ou si on veut à la sortie comme dans tout lieu touristique on peut se réjouir en dégustant du vin ou en buvant une bière et en mangeant des hot-dogs. Tout a l’aspect d’un lieu de plaisir. Et en parlant elle se souvient d’une vague petite cousine qui adolescente partait pour la première fois en voyage. Une première fois elle prenait l’avion. Interrogée comment c’était. Super. Super ? Le voyage bien sûr. Et un long silence s’en suivit.

©Esther Orner

Tableau  Colette Brunschwig, Collection privée