Te souvient-il ? (1-6) par Esther Orner

L’année dernière, j’avais publié en « feuilleton »  Sortir, bien sûr de l’écrivaine israélienne de langue française Esther Orner. Voici maintenant Te souvient-il ? Retrouvez-là chaque semaine.

Te souvient-il ?

21 avril 2019, Teth Zain be Nissan

1.

Te souvient-il de la robe trouée qui ne le fut pas toujours. Elle fut longuement portée. D’abord par celle qui se l’acheta. Loin d’ici. Dans un pays étranger. Puis par celle qui en hérita. Une robe où le noir dominait parsemée d’un motif  blanc cassé. Assez longue avec des volants. Elle ne reçut jamais autant de compliments. Elle devint sa robe préférée. Elle eut du mal à s’en séparer. Elle ne la posa pas sur un parapet. Trop usée, elle finit par la jeter dans une grande poubelle verte.
Oui, elle se souvient et aussi de sa mère qui se plaignait devoir porter les robes de son ainée. Or cette robe à volants était pratiquement neuve. Elle fût à peine portée. Une robe achetée à la va vite.
Elle s’est sans dans doute souvenue en ouvrant distraitement son armoire sans retrouver sa robe préférée. Elle l’avait oubliée comme on oublie. Et là elle s’est souvenue comme on se souvient.
Et à partir de là elle attendait que d’autres souvenirs surgissent. Comme s’il suffisait de rêver, de vouloir ou d’attendre.

2.

Te souvient-il  de cet homme qui détestait la fête de Pessah. Et pourquoi donc. Il disait adorer les plats particuliers de la fête. Il était frustré de ne pouvoir essuyer la sauce. La Matsah ne faisait pas l’affaire. A l’époque elle ne connaissait pas les plats saucés dont cet homme parlait, mais elle se souvient de son allure bien déterminée. Plus tard et même beaucoup plus tard seulement elle put comprendre ce qui décevait cet homme mais jamais que l’on puisse détester une fête car on ne peut saucer ses plats. Il suffisait d’écraser une pomme de terre et la sauce était récupérée. Mais après tout les pommes de terre à l’anglaise ne devaient pas faire partie de son menu. Et aujourd’hui les petits pains sans farine pour Pessah, grande nouveauté, résoudraient le problème de cet homme. Toutefois on pourrait se demander où il est. S’il vit encore.

3.

Te souvient-il d’une petite robe blanche à petites fleurs. C’était pour la remise des prix à la petite école, pour ne pas dire primaire. Elle se souvenait parfaitement que sa mère qui n’était pas couturière savait coudre et même très bien comme beaucoup de femmes à l’époque. Et là c’était pour aller recevoir un prix de fin d’année. Ce jour là  sa mère avait droit à une loge dans un grand théâtre qui contenait toute une école. C’était une robe de fête. Cela faisait partie de souvenirs inoubliables. Souvenirs d’un passé lointain qui reviennent de temps en temps, qui passent et repassent jusqu’à ce qu’ils soient consignés ou pas.

4.

Te souvient-il de cet homme qui n’en avait que pour sa femme et son enfant. Il était souvent absent. Il voyageait sans être pour autant un grand voyageur. Se déplacer c’était son métier. Et quand il rentrait dans ses pénates il ne demandait qu’à être tranquille parmi les siens. Et les siens c’était une femme et un enfant. Et elle se souvient que la femme l’attendait pour enfin sortir et inviter des amis. Non pas qu’elle restait enfermée lors des déplacements de l’homme ou que sa maison était désertée C’était un désir qu’elle ne saurait définir. D’ailleurs pas tout s’explique, s’est-elle souvenue.

5.

Te souvient-il de cette peur que la Matsah, du pain azyme, manquerait pendant les sept jours de Pessah et pas seulement, mais aussi des œufs. Pourquoi des œufs ? Parce que cet élément ainsi que les pommes de terre étaient l’essentiel de leur nourriture. Ils n’avaient pas compris qu’ici il suffisait de traverser la rue. Il est vrai qu’ailleurs il fallait se rendre dans un autre quartier de la ville. Quand aux œufs c’était un souvenir plus ancien qui resurgissait au moment de cette fête qui fut la dernière que plusieurs membres de leur famille fêtèrent. Cette histoire resurgissait à chaque Pessah. Elle finit par en faire partie.

6.

Te souvient-il de cette femme qui dans une cave racontait des histoires auxquels personne ne croyait. Et ce n’était pas des contes baroques.Ce genre d’histoires ne s’inventent pas. Personne n’y croyait. Pourtant elle avait disparu pendant des mois.  On ne savait pas grand-chose. Juste qu’elle avait été emmenée avec une partie de sa famille. Où ? On commençait à le savoir. Mais que faisaient-ils dans cette cave. Pourquoi pas au grand jour. Tout était hors proportion. C’était à la campagne. Lors de la canicule on vivait au frais dans la cave. Au moins ça c’était clair. Pour le reste il faudra attendre des années pour pouvoir écouter et entendre. Et la femme qui avait tant parlé ce jour-là, ne parla plus. A personne ? Ça on ne le sait pas. Et le reste non plus.

©Esther Orner

Tableau  Colette Brunschwig, Collection privée