Esther Orner se souvient de Claude Vigée et de sa femme Evy

Esther Orner  se souvient du poète Claude Vigée (Claude Vigée, 3 janvier 1921 – 2 octobre 2020) et de sa femme Evy.

CLAUDE VIGEE PROFESSEUR-POÈTE DE LITTÉRATURE.

La venue de Claude Vigée au début des années soixante au Département de Français fut une vraie révolution. Nous, les étudiants le ressentions sans pouvoir vraiment l’expliciter. Pour certains d’entre nous, nous entendions parler pour la première fois d’un Mallarmé ou d’un Camus. Le vingtième siècle n’était pas au programme. La littérature s’arrêtait au dix-neuvième siècle. Mais voilà avec Vigée nous découvrions non seulement le vingtième siècle mais aussi la modernité des grands classiques tels que Pascal ou Molière. C’était une entrée en profondeur dans la littérature.Et en prime le plaisir d’étudier. Etre convié à réfléchir sur l’existence à travers la littérature. Et je citerai Flaubert dans une lettreà Mlle Leroyer de Chantepie : Le seul moyen de supporter l’existence s’est de s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle. 

On parlait du Néant, du MOI haïssable-des notions pour nous tout à fait étrangères et modernes. Nous ne découvrions pas seulement un professeur de littérature qui la servait, mais un maître qui nous conviait à une parole qui avait une autre origine. C’était à la fois celle d’un artisan et d’un créateur. Lorsque Vigée parlait de poésie, il n’y mettait pas seulement son immense savoir mais aussi son expérience de poète.

Et ainsi lorsque nous fûmes conviés à une soirée chez lui (autre nouveauté) où il nous lut ses poèmes – sa première rencontre avec Jérusalem. Il nous raconta comment il procédait(le mot n’est sans doute pas adéquat) comment il allait à la recherche de cette lumière enfouie dans les éclats de la pierre. Il cassait une pierre et observait ses éclats. Cette idée se retrouvait dans sa pédagogie car il faut bien parler ici du pédagogue que fut Vigée tout en ne séparant pas son enseignement de sa voie (et voix) poétique.

Ses poèmes qu’il nous a lus ce soir-là où nous faisions connaissance de sa femme Evy ont dû être publiés si je ne m’abuse dans Les Cahiers de Jérusalem sous le titre Poèmes de Canaan (1960-1961).

L’apport neuf ainsi que la popularité du professeur venu de Brandeis provoqua de petites et grandes intrigues au sein du Département de français. C’est de la vieille histoire, la plupart des protagonistes ne sont plus là pour se défendre, donc je ne m’étendrai pas sur les détails. Toutefois souvent je me suis posée la question à savoir comment ma vie aurait tourné si je n’avais pas participé avec d’autres camarades à une pétition lorsque nous avons appris que Claude Vigée n’obtiendrait pas un poste à l’université de Jérusalem et serait obligé de repartir en Amérique, lui qui était tombé amoureux de Jérusalem et du pays. Du haut de notre candeur presque juvénile nous sommes allés voir le doyen des lettres pour lui demander d’intervenir en faveur de notre professeur, nous pensions bien sûr que notre démarche resterait secrète or nous avons tous les quatre été stigmatisés en recevant une note qui ne nous permit pas de continuer notre M.A. au département. C’est ainsi qu’après mon année de boursière passée à Paris je n’avais aucune raison de me presser de rentrer. Et j’ai fini par rester vingt ans qui entre autres sont devenues des années de formationd’écriturelittéraire.

Quant à Claude Vigée il a fini par rejoindre le département de littérature comparée. Et grâce à cela il est resté à Jérusalem au service de générations d’étudiants qui ont eu la même chance que nous d’avoir un professeur de littérature hors pair.

Esther Orner, 2006

Esther Orner

Ce texte a été publié dans la revue Temporel avec d’autres en Hommage à Evy, la femme de Claude Vigée. Pour lire tous les hommages, cliquer ici

Hier soir pendant que je regardais et enregistrais des documents sur la première chaîne israélienne qui se pose enfin la question du rapport entre la Shoah, le révisionnisme et de la délégitimation de l’état d’Israël, un coup de fil de Claude Vigée. J’ai tout de suite compris que mon amie Evy depuis 47 ans n’était plus. Et pour Claude soixante ans de vie commune exceptionnelle d’une grande complicité, de joie et de bonheur venait de s’achever le 17 janvier. Depuis dix ans, Evy souffrait d’une maladie du sang qui finit par attaquer toutes ses défenses.
Ma rencontre avec les Vigée fait partie des moments déterminants de ma vie. Dans mon provincialisme jérusalémite, je n’ai pas vingt-cinq ans quand j’apprends pendant mon année sabbatique que l’on peut mener un vie autre, à la fois culturelle et spirituelle. Donner une première place à la culture occidentale tout en restant fidèle à notre judaïsme. Avec Claude mon professeur, je découvre la littérature moderne. Je découvre un bel appartement, de beaux tableaux. Pendant une année ou deux avant de partir à Paris j’enseignerai l’hébreu à leurs enfants Claudine et Daniel. Presque chaque jour je viendrai chez eux et un lien profond et indéfectible se créera entre nous. Avec Evy, nous parlerons de femme à femme. Moi qui déteste parler de moi et qui ne fait que ça dernièrement, je parlerai avec Evy et elle me parlera. Evy est mon aînée de 14 ans, à l’époque la différence était grande. Je n’étais pas tout à fait sortie de l’adolescence. Evy fut pour moi la grande sœur que je n’ai jamais eue. Nous avions une parfaite confiance l’une envers l’autre. Nous pouvions nous confier des secrets que chacune emportera dans sa tombe. Evy est partie avant moi. Claude a rappelé que Ruth Reichelberg, partie elle aussi, et moi, nous étions ses plus grandes amies en Israël. Je le savais. Souvent Evy me le rappelait. Que tout cela m’attriste. Nous avons été séparées surtout géographiquement. Maintenant aussi, Evy est enterrée en Alsace.
Daphna appelait Evy la dame du lundi. Evy venait me voir ce jour-là à la rue Gutenberg, elle n’avait qu’à traverser le fameux pont Mirabeau. Nous n’habitions pas très loin l’une de l’autre comme à Jérusalem ou quelques rues seulement nous séparaient.
Que je suis contente d’avoir revu Evy à Paris lors de la remise du grand prix des amitiés judéo-chrétiennes à Claude, son mari, pour qui elle avait une admiration sans borne. Elle était sa première lectrice. C’était sa récompense, me disait-elle. Je ne soupçonnais pas que je ne la reverrais plus à mon prochain voyage à Paris. Elle était heureuse, entourée et entourante. Je savais qu’elle était malade. Je ne voulais pas le savoir. Elle était toujours aussi belle et rayonnante.
Evy aurait eu 84 ans fin avril et Claude vient d’avoir 86 ans. S’ils ont vécu soixante ans ensemble, ils s’aimaient depuis longtemps, un amour d’adolescence qui dura toute une vie. Déjà à l’époque cela me faisait rêver. Et là je rêve tout haut de cette vie qu’Evy a su créer dans son quotidien. Elle aimait la vie. Elle était douée pour elle. Et en toute lucidité. Je me souviens de ces moments de bonheur qui devraient me réjouir et ils me réjouissent, tout en étant prise d’une infinie tristesse que je ne cherche pas à chasser. Je suis reconnaissante à Claude de m’avoir appris la nouvelle que je n’aurais pas aimé découvrir par quelqu’un d’autre.

Tel-Aviv, janvier 2007