Agnon, Qu’elle était belle cette soirée de Shabbat
Ce texte est extrait du livre 21 nouvelles de S.J. Agnon, Editions Albin Michel, 1977. Il fait partie de la nouvelle : Le foulard et a été traduit de l’hébreu par M.R. Leblanc.
Le foulard
Qu’elle était belle cette soirée de sabbat, quand nous revenions de la synagogue. Le ciel était plein d’étoiles et la maison de bougies. Les hommes, revêtus de leur habits de sabbat, marchaient avec mon père, tranquillement afin de ne pas importuner les anges qui accompagnent les hommes, le vendredi soir, de la synagogue à leur demeure. A la maison, des bougies étaient allumées, la table était préparée et une bonne odeur de pain blanc s’exhalait. Une nappe blanche était étendue sur la table et deux pains y étaient disposés. une petite serviette les recouvrait, par respect pour eux, afin qu’ils n’aient pas honte de ce que le vin fût béni avant eux.
Mon père s’inclina en entrant et dit :
« Que ce sabbat soit béni béni par la paix !
– Oui, qu’il soit béni par la paix ! » répondit Maman.
Mon père regarda la table et se mit à chanter : « Paix à vous, anges du Shabbat ». Maman était assise près de la table, son livre de prières à la main. Depuis le plafond, le grand lustre nous éclairait de ses dix bougies, en souvenir des Dix Commandements. Sur la table, d’autres bougies : une près de mon père, une près de ma mère, une auprès de chaque enfant. Bien que nous fussions plus petits que papa et maman, nos bougies étaient aussi grandes que les leurs. J’observais alors un changement dans le visage de ma mère : son front était diminué par le foulard attaché sur la tête jusqu’à la naissance des cheveux ; ses yeux semblaient agrandis et luisaient pendant que mon père s’avançait en chantant « La Femme forte » et les pans de son foulard, sous son manteau tremblaient un peu, car les anges du sabbat agitaient leurs ailes et faisaient du vent. Sachez bien, en effet, que les fenêtres étaient fermées ; d’où serait venu le vent, s’il n’était sorti des ailes des anges, comme il est écrit dans le Psaume : « Il fait des vents ses anges » ? A ce moment, j’ai retenu mon souffle pour ne pas embarrasser les anges, et j’ai regardé maman dans toute sa dignité ; je fus saisi d’une grande émotion à cause de ce sabbat qui nous a été donnés.
J’ai senti soudain que l’on me caressait les joues. Je ne sais pas si c’étaient les ailes des anges qui me frôlaient ou les pans du foulard. Heureux celui qui a mérité que les bons anges frôlent sa tête, heureux celui dont la mère caresse la tête, les soirs de sabbat.
© Shai Agnon
rachelsamoul
Sep 29, 2020 @ 08:07:42
Merci !