Herzl, une histoire européenne, un roman graphique
Ce sont mes amis de Marseille, Chris et Thierry, qui m’ont parlé avec enthousiasme du roman graphique de Camille de Toledo et d’Alexander Pavlenko. Ils l’ont découvert en assistant à une lecture musicale au Festival OH Les beaux jours ! J’étais justement en train de relire Altneuland-Nouveau pays ancien d’Herzl pour préparer une conférence sur la culture israélienne en 2088.
Le livre commence ainsi :
Je m’appelle Ilia Brodsky.
Je viens juste de mourir. Je ne sais pas d’où vient cette idée que l’on est plus voyant une fois mort, mais c’est vrai, je vois mieux maintenant. Ma vie et tous ces écrits que je laisse derrière moi n’auraient sans doute aucun intérêt si je n’avais pas croisé dans mon enfance un Viennois célèbre qui a marqué mes jeunes années avant la guerre. Il s’appelait Herzl, Theodor, et sa mère voulait qu’il soit écrivain. Lui parvint à devenir dramaturge, puis journaliste mais, appelé par ses espoirs de grandeur, il se prit à rêver l’Histoire, à écrire l’Avenir. Il imagina un Etat, une Nation où l’on serait beau, fort et bien vêtu. Comme des Français. Comme des Allemands. Tout au long du voyage qui m’a conduit à travers l’Europe jusqu’à Londres, je me suis interrogé sur ce rêve. Ce grand rêve bourgeois de la Nation, de l’Etat. Mais avant toute autre chose, je crois qu’il est important de comprendre d’où je parle, depuis quel exil et pourquoi j’ai finalement décidé de me tuer. Peut-être qu’alors, grâce à mon témoignage, ceux qui sont condamnés à vivre entre les lignes tracées par l’Histoire de la force, de la puissance, auront enfin un pays.
C’est un livre où l’Histoire avec une grande hache s’empare du destin des hommes. Camille de Toledo croise le destin d’Ilya Brodsky à celui d’Herzl. Le personnage d’Ilya Brodsky est tellement vivant que je suis allée chercher si un Ilya Brodsky, photographe, serait lui-aussi un personnage historique dont je connaitrais pas l’existence mais je n’ai trouvé que des Ilya Brodsky d’aujourd’hui, russes ou américains, acteur ou homme d’affaires. Par contre, j’ai appris que Camille de Toledo avait d’abord été photographe et j’en ai conclu peut-être trop hâtivement qu’Ilya Brodsky était l’alter-ego mélancolique de l’auteur. En tous cas, lui et les autres personnages réels ou imaginés sont traités avec une immense empathie.
Dans ce roman graphique, en suivant la vie d’Ilya Brodsky, il est question des pogroms et des massacres de la fin du XIXe siècle qui préfigurent les horreurs à venir et de l’errance de nombreux Juifs de la zone de résidence dans l’Empire russe où ils étaient cantonnés vers des contrées plus hospitalières, de Vienne à Londres, de Londres aux Etats-Unis.
C’est loin d’être une apologie du sionisme ou d’Herzl : Ecrire contre Herzl, pour ceux qui n’ont pas de pays, pour ceux qui n’appartiennent pas. Malgré toutes les souffrances de l’époque qu’ils décrivent et celles à venir, les auteurs semblent avoir une nostalgie du yiddish, du shtetl, du monde disparu que Roman Vishniac avait si bien photographié. Et la vision d’Herzl ne serait pas seulement conditionnée par l’affaire Dreyfus et motivée par la recherche d’un avenir meilleur pour le peuple juif mais surtout par une perte familiale qui lui aura appris à jamais le poids de la séparation et de l’absence.
Des dates-clés rythment le livre : 1881, l’année des pogroms ; 1895, l’année de l’affaire Dreyfus et celle de l’écriture de l’Etat des Juifs d’Herzl ; 1926, le transfert de la dépouille de Max Nordau au cimetière Trumpeldor à Tel Aviv en Palestine
Max Nordau, Olga, la soeur d’Ilya, Popey, le juif débrouillard qui n’échappera pas pourtant pas à son destin, la mère d’Herzl, sa femme et ses enfants, sont expressifs et remarquablement dessinés par Alexander Pavlenk, un illustrateur russe, dont ce n’est pas la première collaboration avec Camille de Toledo. Ils vivent tous les deux à Berlin.
Le texte et l’illustration semblent quelquefois évolués sur des registres différents, la profondeur du dialogue intérieur des personnages face à la banalité apparente de leur environnement et le tout juste suggéré. Des petits points apparaissent sur toutes les cases, comme si les dessins avaient été faits avec du sable. D’une vignette à l’autre, l’histoire d’Ilya laisse place ou se mêle à celle d’Herzl. Beaucoup d’ellipses et de flash-back, les époques se mélangent.
Il pleut beaucoup dans ce livre, il y fait froid et sombre malgré les rêves d’Herzl. Les couleurs utilisées sont le noir, le blanc, un sépia tirant vers le jaune qui me rappelle le jaune des étoiles juives à venir.
On retrouve tout au long du recueil des objets récurrents comme la machine à écrire d’Ilya ou sa boite à thé russe où se cache un secret sensé l’aider en cas de détresse. Dans de nombreuses planches, on aperçoit la bibliothèque d’Ilya Brodsky et celle d’Herzl. On croise Arthur Schnitzler. On ressent son amour pour la littérature juive et en particulier son admiration pour Joseph Roth : Depuis ce temps-là, j’ai lu de nombreux livres de Roth : « Hotel Savoy », « le Miroir aveugle « , « La fuite sans fin »… Plus de cinquante après notre passage par le camp de Brody, je retrouve en le lisant un peu de nos vies égarées, comme si Roth avait cherché par l’écriture à nous recueillir. C’est exactement ce que fait Camille de Toledo lui-aussi, il recueille le destin tragique de ce monde-là mais surtout il met en mot et en images le pouvoir du rêve :
Si je reste attaché malgré tout à cette fable, c’est qu’elle a prouvé à mes yeux une chose inestimable. Le rôle que joue, dans l’Histoire, le rêve. Et je dirais, à ce stade, peu importe que ce rêve ait voulu la puissance ou la rédemption. Peu importe que le rêve ait cherché à dissimuler la honte que nous étions, nous les parias, aux yeux des grandes nations. Pour l’heure, je ne veux retenir que ça : comment le rêve forge l’avenir.