L’amour après de Marceline Loridan-Ivens

Une nouvelle chronique littéraire de l’écrivaine israélienne de langue française Esther Orner sur le livre, L’amour après de Marceline Loridan-Ivens avec Judith Perrignon  aux Editions Grasset.

J’ai lu deux fois de suite ce livre prêté par une amie. Une deuxième fois pour voir ce que Marceline Loridan-Ivens ne disait pas.
Le lendemain j’ai téléphoné à Charlotte qui apparait sur la quat de couv que je cite :

« – Le téléphone sonne. C’est Charlotte qui m’appelle d’Israel. Nous étions dans la même classe à Montélimar. Elle a été arrêtée après moi, mais je ne l’ai pas croisée à Birkenau.

– Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? Demande-t-elle,

– Je travaille sur l’amour.

Un silence alors, comme si le mot amour s’égarait, se cognait dans sa tête. Elle ne sait qu’en faire.

– L’amour au camp ou quoi ?

– Après les camps.

– Ah c’est mieux. L’amour au camp, je n’en ai pas vu beaucoup. »

Je ne citerai pas le nom de famille de Charlotte puisque l’auteure ne le mentionne pas. Pour certains elle ne cite que les prénoms, pour d’autres elle ajoute les noms de famille.

Je fais part à Charlotte d’une pensée qui me taraude depuis longtemps – et si telle personne, adolescente, femme ou homme n’avait pas été au camp aurait-elle eu la même vie, les mêmes réactions. Je suis bien sûr tout à fait consciente de la part de  souffrance et de l’indicible concernant tous les survivants mais je ne peux m’empêcher de penser que chacun réagit selon sa propre personnalité qu’elle s’est forgée dans son enfance, dans sa famille. J’ai pu le voir dans ma propre famille. Dans le cas de l’auteure les relations difficiles avec sa mère depuis son enfance et après son retour où elle ne veut qu’une chose que sa fille rentre dans les rangs, se marie et qu’elle oublie. Et puis son père raflé avec elle mort au camp l’a laissée orpheline. Elle lui a consacré son livre précédent – Et tu n’es pas revenu (Grasset)  dont elle reprend quelques passages dans celui-ci.

Après m’être rassurée que je ne faisais pas fausse route, je me dis que je pouvais dire quelques mots sur ma lecture.

L’auteure est une femme libre et libérée avant la lettre. Ce qui deviendra naturel après 1968, elle en a fait l’expérience en fréquentant assidument le SaintGermain des Prés d’après guerre. Elle s’amuse. Elle est gaie tout en n’oubliant rien de son passé de douleur. Elle cherchera longtemps l’âme sœur qu’elle trouvera à l’âge de trente six ans en la personne du cinéaste Joris Ivens qui a soixante-six ans avec lequel elle fera plein de films et des voyages dans le monde entier.

C’est aussi un livre sur l’amitié avec ses co-détenues qui pour la plupart auront une vie « plus rangée »  mari, enfants, carrière universitaire ou politique, voire Simone Veil. Elle fait revivre toute une époque en noir et blanc presque oubliée. Ainsi je me suis souvenue que mon premier téléphone à Paris c’était  Ornano 16 49. Que de changements depuis cette époque où il était facile de retenir les téléphones des amis.

Son nom elle l’a changé. De Rosenberg elle s’appellera Loridan d’après son premier mari. Et elle y ajoutera celui du second, Ivens.Marceline, femme exceptionnelle a commencé sa « carrière » d’amoureuse parmi les survivants. Les rencontres sont multiples. J’en retiendrai une, celle avec Georges Perec qui n’est plus là pour se défendre, s’expliquer ou pas. Sa mémoire elle la puise dans une valise qui contient ses secrets. Elle y trouve deux lettres très émouvantes, probablement de 1955. Georges Perec a environ 19 ans assoiffé d’amour.

Il s’interroge pourquoi ça n’a n’a pas marché entre eux. Elle lui répond  soixante ans plus tard. «  Frères ennemis, écris-tu de nous. Deux orphelins de part et d’autre d’Auschwitz. Dedans-dehors. J’étais l’enfant déportée pavant mon enfer de livres que tu me tendais. Tu étais l’orphelin caché devenu écrivain.  (…) C’est la jeune survivante en moi que tu aimais, Georges, j’étais les yeux qui ont vu, le corps qui a survécu, j’aurais pu te raconter Birkenau où ta mère est morte avant que je n’y arrive. Mais je fuyais ce trou noir, je ne pouvais pas l’éclairer pour toi. » (page 53, il faudrait tout citer)

Sur sa cheminée elle a la fameuse photo de Georges Perec avec son chat, elle lui en veut de s’être fait incinéré. Pour lui aussi ce n’était pas encore l’heure de poser des questions directes sur ce passé qui ne passe pas. Elles sont en creux dans son œuvre. Le grand fumeur est mort trop tôt pour nous raconter les Histoires d’Esther en gestation. Toujours trop tôt.

Quand à Marceline avant d’évoquer sa vie avec Ivens dans leur maison commune elle dit « J’ai refermé la valise d’amour. Joris n’y est pas, il est d’une autre décennie, d’un temps où j’avais enfin trouvé avec qui et comment vivre je voulais vivre (…)» et elle enchaine « Je crois qu’il est temps d’en venir à mon grand amour » (page 122). Un amour profond en toute liberté. Elle est restée elle-même. C’est en ça que nous lui sommes attachée.

©Esther Orner