Pinèdes et orangeraies dans la ville
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C’est l’aventure ! Me voilà en terrain inconnu dans ma ville. Je descends du bus 19 en direction de Holon à l’arrêt Tel Giborim, à l’intersection de Zvi Preigerson. Je suis accueillie par une barre de shikounim délabrés, ce sont les HLM locaux, construits à la va-vite dans les années 1950 pour accueillir les nouveaux immigrants.
La rue a été baptisée Tel Giborim, La colline des Héros, en l’honneur de ceux qui sont tombés pendant la Guerre d’Indépendance de 1948. Je me souviens avoir entendu Amos Oz dire dans l’une de ses conférences que 6 000 personnes ont été tuées soit 1% de la population juive. Un prix énorme.
Zvi Preigerson (1900-1969) est un Juif refuznik d’Union Soviétique, un peu schizophrène puisqu’il était scientifique le jour et écrivain hébraïque la nuit. Il réussit à faire passer clandestinement son roman, La flamme éternelle, en Israël sous le pseudonyme de A. Tsfoni, celui du Nord. Dans ses écrits, il témoigne en hébreu de la tragédie de ces Juifs qui pensaient pouvoir être communistes tout en gardant leur identité culturelle. Découvert, il fut emprisonné pendant dix ans et il mourut avant de pouvoir réaliser son rêve de monter en Israël. Un héros à sa manière, c’est peut-être pour cela que sa rue croise Tel Giborim.
On traverse pour entrer dans Bet Teper, un bâtiment qui semble anodin mais qui réserve bien des surprises non seulement parce que c’est un centre commercial méconnu avec des magasins d’usines de stylistes israéliens mais aussi à cause de son architecture particulière : des galeries autour d’un accès routier en colimaçon qui monte jusqu’au toit où se trouve un parking. Comme pour indiquer l’entrée du parking, sur le mur du bâtiment, presque mitoyen du centre de détention de Tel Aviv, des machines à coudre jaune, rouge et noire.
La prison d’Abu Kabir a été construite en 1937 par les Anglais. Un mirador, sur le mur d’enceinte, des sculptures, un homme qui semble faire le mur, un visage comme un masque de théâtre romain, la gueule ouverte sur un cri de détresse silencieux.
Nous nous trouvons sur le terrain de l’ancien village d’Abu Kabir. Les troupes égyptiennes d’Ibrahim Pacha prirent la ville de Jaffa des mains des Ottomans en 1832 et gardèrent le pouvoir jusqu’en 1840. Pendant ce laps de temps, des Egyptiens s’installèrent près de Jaffa et fondèrent le village de Sakhanat Abu Kabir d’après le nom de leur village d’origine en Egypte, Tall al Kabir. Pendant la Guerre d’Indépendance, il y eut des combats, le village fut détruit et la population ne fut pas autorisée à s’y réinstaller. La promenade est belle mais jamais anodine, elle permet de rester vigilant, de prendre conscience du poids de l’Histoire.
Nous traversons Derech Ben Zvi pour nous retrouver dans la rue Lavon. Dans une vieille maison de pierres, un fournisseur de palettes, un menuisier. Des deux côtés de la rue, des bosquets de pins alternent avec des maisons en tôle. Ce sont des pins d’Alep en français et des pins de Jérusalem en hébreu, la botanique peut elle aussi être politique mais les deux me ramènent aux pins de Provence de mon enfance. Des graffiti inspirés de mangas et sur la porte, une pancarte Hôtel Yakouza. Heureusement que Charles m’a accompagné dans cette promenade, sinon je ne serais pas rassurée, des criminels japonais se seraient-ils rassemblés au Sud de Tel Aviv. C’est bizarre, il y a quelques jours, lors de la Gay Pride, sans que je m’en aperçoive, on m’a collé sur le dos un autocollant publicitaire pour cet hôtel. Il s’agit de chambres à louer à l’heure. Quelle coïncidence ! Est-ce un message à décrypter? Dois-je utiliser ses chambres à l’heure, devenir yakuza ou tout juste organiser enfin ce voyage au Japon dont je rêve depuis que j’ai découvert à l’université de Jérusalem, le Dit du Genji avec ses belles dames aux noms évocateurs, La Fleur dont se cueille la pointe et La Dame du séjour où fleurs au vent se dispersent.
Un peu de poésie pour me rafraîchir. Il fait très chaud et ce n’est pas très agréable de marcher sur cette grande avenue. Enfin, nous trouvons une entrée pour le פארק החורשות, le Park Hakhourchot, le Parc des Pinèdes ou le Parc des bosquets. Un nouveau parc très bien aménagé, ombrière, piste cyclable, appareils de musculation. Odeur de pin. Personne, sauf un vieux monsieur assis sur un banc près de la très belle aire des jeux des enfants avec des agrès très performants, un toboggan très haut, des structures en corde, des portiques et des tourniquets, une gamme de jeux pour grimper, sauter, se balancer, se suspendre, tourner, tenir en équilibre, jouer ! Le tout en orange et vert, je suppose que c’est une allusion aux orangeraies qui se trouvaient là, celles des fameuses oranges de Jaffa. Dans le parc, beaucoup d’essences d’arbres, des caroubiers, des oliviers, des palmiers, des cyprès, des grenadiers et une orangeraie, bien sûr.
La tour du toboggan semble répondre au clocher de l’Eglise orthodoxe russe de l’apôtre Pierre et de Tabitha-la-Juste, église consacrée en 1894. Il a des allures de campanile italien de la Renaissance. Sur le terrain, il y a d’abord eu une auberge pour les nombreux pèlerins russes qui débarquaient au port de Jaffa puis se rendaient à Jérusalem.
Tabitha était une jeune fille juive de Lod qui en fait s’appelait Tsvia, צבייה gazelle en hébreu, et que Pierre a ressuscité. Il parait que dans les jardins de l’église, on peut trouver des traces d’une nécropole juive, des pierres avec des lettres hébraïques et des symboles comme le loulav et la menorah. C’est l’orientaliste et archéologue français, Charles Simon Clermont-Ganneau (1846 – 1923) qui a découvert ce cimetière juif du IIIe et IVe siècle.
Pendant la Première Guerre Mondiale, les Turcs expulsèrent les Russes. Après la guerre, les Anglais redonnèrent le contrôle de l’Eglise à des Russes blancs. Pendant la guerre d’Indépendance, des snipers utilisèrent le campanile pour tirer sur les Juifs.
L’église jouxte des jardins botaniques et l’école Bet Sefer Leteva, l’école de la Nature où Dan et Sarah ont étudié.
Une cabane pour observer les oiseaux. A l’intérieur un jeune homme qui regrette qu’il n’y ait pas d’endroit pour recharger son iPhone. Nous restons un long moment à contempler. Un martin-pêcheur, des roseaux, la pierre rose de l’église, des joncs et des nénuphars, un mince nuage très blanc, les tons verts de l’eau de l’étang. La nature en ville.
Une heure de marche, la quarantième promenade de mon projet inutile et délicieux, il est temps d’aller travailler !
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Tel Aviv, en marchant, en écrivant : Marcher avec les philosophes
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Distance parcourue : 2 kilomètres
Date : 15 juin 2015, 28 Sivan 5775
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