Rues Lord Byron, Jean Jaurès, Emile Zola
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J’ai décidé de me consacrer cette promenade-ci à un ilot résidentiel, en plein centre de Tel Aviv, celui encadré par les rues Dizengoff, Ben Gourion, Ben Yehouda et Gordon mais sans me consacrer aux limites elles-mêmes. De petites rues calmes. C’est un quartier que je connais bien, j’y ai habité plus de dix ans et j’y suis revenue une quinzaine d’années plus tard pour créer, au coin de Gordon et de Dizengoff, la première boutique de thé de qualité en Israël.
Quel plaisir de marcher, de pouvoir mettre un pied devant l’autre sans y penser, tout en levant les yeux au ciel pour surprendre la découpe d’un palmier, la régularité d’une ligne de bidons solaires, tellement typique du ciel israélien. Ce matin, j’ai entendu l’interview à la radio de Gadi Yarkoni qui vient d’être élu à la tête du Conseil régional Eshkol. Il a été grièvement blessé le 26 août 2014 pendant cet été sous les missiles et l’opération Tsouk Eitan, Rocher inébranlable. Il a perdu deux de ses amis et ses deux jambes. Moins d’un an après, il a fait sa campagne électorale – debout – sur ses deux jambes artificielles. Une voix chaleureuse, pas de frustration ni d’aigreur, juste l’envie de rendre son environnement meilleur. Je suis admirative. Il décrit avec passion le bonheur de vivre dans cette région, la nature, les fleurs, la vie agricole, la qualité de l’enseignement, la convivialité et la bonhommie des habitants. Enfin, la plupart du temps, quand les canons ne grondent pas, quand les roquettes ne tombent pas.
Je commence mon périple urbain au coin de Ben Yehouda et de Nathan HaHacham, Nathan le Sage, d’après le nom de la pièce de Lessing, l’auteur allemand des Lumières. Nathan, le personnage principal de la pièce écrite en 1779 est inspiré de Moses Mendelssohn, le philosophe juif allemand du XVIIIe siècle. En 1749, Lessing avait écrit Les Juifs pour essayer de casser les nombreux préjugés. Deux cent cinquante ans plus tard et un Holocauste après, il faut toujours s’atteler à la même tâche. Je pense à la pièce de Jean-Claude Grumberg, L’être ou pas, avec Pierre Arditi, qui a la même ambition, torde le cou aux nombreuses idées préconçues sur les Juifs qui affleurent. Affleurer, un trop joli mot pour cette boue. Au départ, la rue s’appelait Lessing mais une confusion s’ensuivit puisqu’il existait, près de Kikar HaMedina, une rue Lissin d’après un poète yiddish, qui a aussi donné son nom au Théâtre Beth Lessin. Pour tout de même honorer le dramaturge philosémite, on baptisa la rue du nom de l’une de ses oeuvres. Voilà ma prochaine promenade toute trouvée, je parcourrai la rue Moses Mendelssohn non loin de la rue Spinoza.
Je rentre dans la galerie Gordon 2, la petite soeur de la Galerie Gordon qui se trouve à quelques mètres dans la rue Ben-Yehouda. L’artiste est en plein accrochage. Je tourne à droite dans la rue Lord Byron, le poète romantique anglais, champion de la cause irlandaise et grecque, sioniste avant l’heure. Il a écrit le livret en 1814 des Mélodies hébraïques d’Isaac Nathan dont la musique se basait sur la liturgie de la synagogue et où l’on trouve des poèmes comme Sur les rives de Babylone nous nous assîmes et pleurâmes ou Sur le jour de la destruction de Jérusalem par Titus.
Je suis en admiration devant les palmiers de Tel Aviv. Un palmier qui pousse dans la cour négligée d’un immeuble, de très hauts et minces, des très barbus, tous me mettent en joie. Dans le poème La sauvage Gazelle, Lord Byron écrit :
Plus heureux le palmier qui ombrage ces plaines,
que les enfants dispersés d’Israël !
Une fois qu’il a poussé ses racines,
il reste là dans sa grâce solitaire :
il ne peut abandonner le lieu de sa naissance ;
il ne vivra pas sur un sol étranger.
Mais nous, nous devons nous flétrir dans une vie errante,
mourir en des contrées lointaines.
Là où gît la cendre de nos pères,
la nôtre ne reposera jamais.
Notre temple n’a pas conservé une seule pierre,
et l’insulte siège sur le trône de Sion.
Quelle chance j’ai, en tant que Juive, de vivre cette époque où Israël existe, où les palmiers et moi sommes ancrés dans le sable de Tel Aviv. Israël est devenu un tel mauvais objet aux yeux des Nations qu’on en oublie le sort qui était réservé aux Juifs avant la création du pays, qu’on oublie que c’est un miracle.
Au bout de la rue Lord Byron, au moment où elle devient Korolenko, il y a une synagogue. Je rentre dans la cour, je fais le tour et je découvre pour la première fois qu’il y a un passage qui relie la rue Byron au 126 rue Ben Yehouda. Découverte minime mais qui me ravit. La synagogue est ouverte, je vole une photo d’un homme seul assis à l’intérieur, c’est rare un homme seul assis dans une synagogue. Vladimir Korolenko était un écrivain et journaliste d’origine ukrainienne, opposant au tsarisme, il fut exilé en Sibérie. C’était un ardent défenseur des droits de l’homme. Il dénonça le procès Beilis. D’un écrivain et journaliste à l’autre, me voilà dans la rue Emile Zola, terrain connu ! Je vérifie, il y a aussi une rue Dreyfus à Tel Aviv, dans le quartier de Kyriat Shalom, dans le Sud de la ville, vraiment loin des sentiers battus. Je tourne à droite vers Ben Gourion pour admirer la belle maison Bauhaus qui fait le coin, notamment la verrière de la cage d’escaliers, et revient sur mes pas. Un rai de soleil traverse la frondaison d’un vieux bougainvillée. La rue Jean Jaurès croise la rue Emile Zola. La chanson de Jacques Brel Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? me revient en mémoire et je la fredonne. Quel égard, c’est l’une des plus jolies rues de Tel Aviv, une allée ombragée de ficus dont le branchage se rejoint en voûte. Une belle maison comme un bateau avec des fenêtres comme des hublots. Je continue sur Emile Zola qui au tournant, devient Nathan Hahacham. Je fais le tour du jardinet où j’ai passé pas mal de temps avec les enfants.
C’est étonnant, je n’avais jamais remarqué que toutes les rues de ce quartier étaient un hommage aux hommes de bonne volonté, qui se sont battus pour la tolérance et le respect des autres, l’autre étant souvent le Juif.
Au 14 de la rue Nathan Hahaham, une plaque commémorative en l’honneur du chantre Benjamin Ungar, qui fut le président de l’association des chantres, des hazzanim d’Israel. Je prends à droite dans Dov Oz, admire la maison de style moderniste au numéro 35, la végétation a poussé et dissimule ses belles lignes, je me retourne et remarque une perspective typiquement telavivienne : bidons solaires, ciel bleu, toit plat et deux houppiers de palmiers, le long d’une tige longue et fine. Je sursaute, on me tape sur l’épaule, c’est mon fils Dan : qu’as-tu découvert Maman ?
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Distance parcourue : 1, 200 kilomètre
Date : 3 juin 2015, 16 Sivan
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