Le Journal de Moshé Flinker
Cet article de Guylain-David Sitbon, Le Journal de Moshé est paru dans le numéro 8 de la revue Continuum, la revue des écrivains israéliens de langue française. Le prochain numéro sort très bientôt!
Moshé Flinker, né à La Haye en 1926 dans une famille juive orthodoxe proche des Hassidim de Gour et qui a fui la Pologne pour s’installer en Hollande, parlait le yiddish avec ses parents, le néerlandais bien sûr mais aussi l’hébreu, l’allemand et le français.
Son père, qui avait réussi dans les affaires, s’était attaché à assurer une éducation juive et hébraïque à tous ses enfants, six filles et deux garçons. Moshé fréquente l’école publique hollandaise et commence des études commerciales quand les nazis envahissent le pays.
En septembre 1942, la famille décide de fuir la Hollande pour échapper aux rafles et se réfugie à Bruxelles où, grâce à l’entregent mais surtout à l’argent du père, elle réussit à obtenir de faux papiers d’identité. Commence alors une difficile vie de « marranes du XXe siècle » puisque officiellement ils ne sont plus Juifs mais ils continuent de vivre dans les « quatre coudées » de la halakha.
Pour tromper la vie monotone et triste d’un enfant caché, Moshé décide d’écrire un journal intime. La première entrée du journal date du 24 novembre 1942 (15 Kislev 5703). Il arrêtera d’y écrire en septembre 1943.
Comme tout adolescent, Moshé consigne dans son journal les faits et gestes de sa vie quotidienne semi-clandestine. Mais toute ressemblance avec le célèbre Journal d’Anne Frank s’arrête là car si le journal de Moshé occupe une place singulière et injustement méconnue dans la « littérature de la Shoah » – qui était d’ailleurs tout sauf de la littérature pour ceux qui l’ont créée, mais le moyen de conjurer la peur et le désespoir, une stratégie de survie face à un ennemi implacable, une vraie résistance spirituelle – c’est d’abord et surtout parce qu’il décide de l’écrire en hébreu.
Moshé avait alors seize ans mais on sait qu’il avait une certaine maîtrise de la langue puisque c’est en hébreu qu’il a prononcé son discours de bar-mitsva, fait assez rare pour avoir été relevé à l’époque dans un journal juif.
Connaisseur déjà assez fin de la Bible et de l’histoire juive, rompu à la dialectique talmudique – il raconte sa vaine recherche et son attente d’un traité de Guemara qui lui avait été promis et lui aurait permis de continuer à étudier – Moshé est fort d’une foi profonde tout en étant perméable au doute et à l’interrogation. Il n’hésite pas à interpeller le Dieu qui est En-Haut et reste apparemment insensible aux souffrances de Son peuple mais il soupçonne ce peuple – qu’il adore par-dessus tout – de préférer, une fois la guerre finie, le nid douillet de la diaspora à la rudesse de la vie sur la terre d’Israël.
Cette terre, il ne la connaît qu’à travers les textes traditionnels ou les almanachs qu’il peut emprunter à la bibliothèque de la communauté juive de Bruxelles, mais il en rêve, il la voit et la décrit avec une étonnante force poétique pour un garçon de cet âge.
Convaincu que le peuple juif sera sauvé par une intervention divine, il affirme que cette salvation se manifestera de manière claire par la création d’un Etat sur la terre ancestrale et, du haut de ses seize ans, il confie à son journal qu’il veut devenir un homme d’Etat hébreu, un leader qui guidera son peuple sur le long chemin de la liberté, qui lui réapprendra à marcher la tête haute et le dos droit et l’aidera à se débarrasser des oripeaux de l’exil.
Le voici alors courant les librairies de Bruxelles occupée à la recherche d’un manuel d’arabe car il a compris que « nous devrons vivre en paix avec nos frères, les fils d’Ismaël qui sont aussi les descendants d’Abraham » et que la connaissance de la langue arabe serait un élément essentiel de cette coexistence.
Le journal de Moshé traduit ses tourments spirituels avec une extraordinaire sensibilité, où la révolte métaphysique se mêle à l’analyse politique en un mélange détonant d’où émerge un incroyable optimisme porté par la foi.
Dénoncée, probablement par un Juif, à la veille de Pessah 1944, sa famille peut difficilement cacher les matsot qui sont déjà dans l’appartement. Il sera arrêté avec sa mère et sa sœur aînée et ils seront déportés à Auschwitz en même temps que son père qui a miraculeusement réussi à mettre à l’abri le reste de ses enfants avant d’être lui-même arrêté. Il ne reviendra pas, ni ses parents. Sa sœur aînée reviendra et rejoindra Israël avec ses autres sœurs et leur jeune frère au début des années cinquante.
Le manuscrit du journal a été découvert par ses sœurs. Il consiste en trois cahiers d’écolier et comprend aussi ses exercices d’arabe. Il a été publié pour la première fois en 1958, sur la recommandation de S.Y. Agnon, et sera traduit par la suite en anglais et d’autres langues. Il n’a encore jamais été traduit ni publié en français.
©Guylain-David Sitbon