Ecrire des poèmes dans l’entre deux

Ce texte a été d’abord été publié dans la Revue Babel n°18-2008, Du Bilinguisme en matière de poésie, textes réunis par André Ughetto, Université du Sud Toulon-Var, Faculté des Lettres et des Sciences humaines

Ecrire des poèmes dans l’entre deux
ESTHER ORNER et RACHEL SAMOUL

Celui qui ne connaît pas les langues étrangères ne connaît rien de sa propre langue. Goethe

En Israël, les noms des rues Israël sont inscrits en trois langues. Dans les deux langues officielles du pays, l’hébreu et l’arabe, deux alphabets sémitiques qui s’écrivent de droite à gauche. Et en anglais pour que le nouvel immigrant ou le touriste puisse s’y retrouver.

Cette profusion de langues n’est pas nouvelle. Encore sur sa terre, le peuple juif antique ne parlait pas seulement l’hébreu mais aussi l’araméen et le grec. La plupart des textes sur lesquels repose le judaïsme sont bilingues.

Les Sages recommandent de lire les cinq livres de la Torah en hébreu, la traduction de Onkelos en araméen et une traduction dans la langue vernaculaire. La traduction est considérée comme un outil indispensable à l’exégèse. C’est dans le rapport aux langues étrangères que l’hébreu se révèle.

A l’hébreu et à l’araméen vont s’ajouter d’autres langues au fur et à mesure des expulsions et des migrations.

Rashi, le célèbre rabbin de Troyes écrit ses commentaires en hébreu mais sème son propos d’expressions en français, seules capables de rendre son vécu de vigneron au cœur de la Champagne. Saadia Gaon et Maimonide écrivaient en hébreu et en arabe.

Les Juifs amalgamèrent souvent deux langues pour en créer une troisième. En mélangeant l’hébreu à la langue du pays d’accueil, ils créèrent le yiddish, le judéo-espagnol, le judéo-arabe, le shuadit ou judéo-provençal etc…Notons que toutes les langues juives s’écrivent toutefois en lettres hébraïques.

Dans l’histoire juive, le bilinguisme est donc une réalité. Cette tradition s’est-elle perpétuée avec le renouveau de la langue hébraïque à la fin du XIXème siècle? Et qu’en est-il de la poésie?

Les poètes sionistes faisant de l’hébreu un étendard choisirent de ne pas s’exprimer dans leur langue maternelle. Bialik, Shlonski, Tchernichovsky, Rachel, Léa Goldberg et bien d’autres renoncèrent au russe. Le refus du bilinguisme par cette génération peut être considéré comme un acte sioniste. Néanmoins, on peut supposer que, dans le processus de création propre à ces poètes, de nombreuses images leur venaient en russe.

Lea Goldberg (1911-1970), dans son poème célèbre Les Pins, illustre ce dualisme. Elle n’a rien oublié de ses origines et bien que s’exprimant en hébreu, celui-ci est sous-tendu par les deux cultures qui la nourrissent.

Un pin (Arbres)

Traduction de l’hébreu: Esther Orner

Ici je n’entendrai plus le chant du coucou.

Ici l’arbre ne se couvrira pas d’un manteau de neige,

Et pourtant c’est à l’ombre de ces pins

que mon enfance a ressuscité

au son des aiguilles: il était une fois…

J’appellerai patrie l’étendue des neiges,

la glace verdâtre entourant le cours d’eau

la langue du poème dans un pays étranger.

Peut-être que seuls les oiseaux migrateurs connaissent

lorsqu’ils sont suspendus entre ciel et terre

la douleur de deux patries

avec vous j’ai été plantée deux fois

avec vous les pins j’ai poussé

et mes racines, dans deux paysages différents.</p>

Plus tard, Yehuda Amichai (1924-2000) préféra également l’hébreu à sa langue maternelle l’allemand. Ce sont donc des poètes dont l’hébreu était une langue apprise qui donnèrent à la poésie hébraïque moderne ses lettres de noblesse.

Aujourd’hui, pour la majorité des poètes nés en Israël, l’hébreu s’impose comme une évidence. Ils ont grandi dans cette langue et la renouvellent. Cependant, leur langue maternelle n’ayant pas toujours été l’hébreu, ils ont évolué dans un bain linguistique autre, qui leur a permis d’avoir une ouverture aux langues étrangères (et pas nécessairement à celle de leurs parents). Tal Nitsan a traduit de l’espagnol Cervantès et Néruda, Dalia Ravikovitch traduisit de l’anglais W.B. Yeats. Yaïr Hourvitz s’est attaqué à la poésie écossaise. Yaël Globerman et Sabina Messeg ont traduit Sylvia Plath, Maya Bejerano T.S. Eliot. Pnina Amit a fait connaître la poésie des Indiens d’Amérique alors qu’Aaron Shabtaï a traduit les tragiques grecs et Ido Bassok, Montaigne et Rabelais.

Dans l’Israël actuel, l’oubli total de la langue maternelle (ou d’origine) n’est plus un passeport pour l’intégration. D’ailleurs il n’existe pas moins de treize associations d’écrivains israéliens de langue étrangère, écrivant dans la langue de leur pays originel. Peut-être est-ce une façon de contourner la difficulté du passage d’une langue à l’autre. Là aussi, nous rencontrons des poètes-traducteurs qui tiennent un rôle de passeurs, tel André Chouraqui.

Deux poétesses israéliennes Bluma Finkelstein et Marlena Braester, d’origine roumaine, ont choisi une voie encore plus étonnante. Elles n’écrivent ni en hébreu ni dans leur langue maternelle, le roumain, mais en français. Elles maîtrisent parfaitement les trois langues et sont capables de traduire dans tous les sens (contredisant l’adage selon lequel on ne traduirait bien que dans sa langue maternelle.

Malgré le foisonnement linguistique en Israël, le bilinguisme en poésie est néanmoins un phénomène plutôt rare, comme ailleurs. Cependant, quelques poètes ont choisi d’écrire en deux langues, souvent pour exprimer leur identité plurielle. Nous en avons distingué deux qui illustrent bien cette problématique.

Margalit Matityahu est née en Israël de parents venus à temps de Salonique, échappant ainsi à la Shoah. Tout le reste de sa famille sera massacré. Plus tard, elle ira sur leurs traces.

Sa langue maternelle est multiple – hébreu, judéo-espagnol (ladino), grec et français. Elle a décidé d’écrire en deux langues : l’hébreu et le judéo-espagnol. Enfant, elle n’a pas seulement entendu et parlé le judéo-espagnol, elle l’a lu, et cite avec émotion une adaptation en celui-ci du Comte de Monte Cristo d’Alexandre Dumas. Ce qui l’a finalement poussée à écrire dans les deux langues, c’est l’impossibilité de choisir entre elles. Elle commencera par des poèmes seulement en hébreu et d’autres en ladino. Et lorsqu’elle écrira un livre où elle met en parallèle des poèmes en ladino et en hébreu, ils auront le même titre, traiteront du même sujet mais ne seront pas une traduction littérale l’un de l’autre. Ils auront même une structure et des images différentes.

Elle affirme que l’hébreu, laconique, convient mieux à des images ramassées, tandis que le judéo-espagnol plus romantique, parfois à la limite du kitsch, se prête à l’expression de poèmes plus intimes.

Naim Araidi est druze, sa langue maternelle est l’arabe. Il a d’abord écrit en hébreu, langue apprise à l’école. Plus tard il écrira également en arabe.

Dans un texte intitulé « Ecrire en hébreu langue seconde » pour la revue israélienne Poésie et Art, (n°5, 2003), Naïm Araïdi, affirme bénéficier du rare privilège d’écrire en hébreu et en arabe, selon cet ordre de préférence. Puisque sa langue maternelle est l’arabe, il s’agit bien d’une décision volontaire. Il a choisi de devenir professeur de littérature hébraïque, heureux d’écrire dans une langue sacrée, celle de la première religion monothéiste à avoir fondé un nouvel humanisme, il y a cinq mille ans. Ce qui ne veut pas dire que sa poésie s’écrive dans une langue archaïque. Pour lui aucun doute, la nouvelle langue hébraïque est dans la ligne directe de l’hébreu biblique. Chaque mot a une connotation et un bagage mythologique, social, spirituel et même esthétique qu’aucune autre langue ne possède. C’est en hébreu qu’il exprime le mieux l’amour et la vie quotidienne. Par contre, s’il aborde tous les sujets également en arabe, c’est dans l’arabe classique qu’il s’exprime comme tous les poètes arabes qui pratiquent ainsi une sorte de bilinguisme poétique en passant d’une langue parlée à une langue littéraire. Il se sent plus libre en hébreu, l’arabe lui impose une écriture plus métaphorique et symbolique.

Araïdi lui-aussi ne se traduit pas d’une langue à l’autre ; comme Margalit Matityahu, il est un poète parfaitement bilingue. Toutefois, le poème Ainsi montre bien la dualité dans laquelle vivent les poètes qui ont fait ce choix.

Ainsi

Traduction de l’hébreu: Marlena Braester

Ainsi passé ma vie dans l’entre

deux

et dans l’entre deux: toi

ou une autre

elle est ainsi ma vie

pas autrement

l’arabe est la langue de ma mère

l’hébreu est la langue de son époux

et mes poèmes

ne peuvent s’écrire qu’en ces deux langues

pas autrement

Ainsi s’écrivent mes poèmes dans l’entre

deux

et dans l’entre deux: un roman

ou une petite histoire

l’orient est un point de départ

l’occident – une station en chemin

vers l’autrement

où serai-je d’ici peu

si je ne suis pas

et si une autre femme

ne me met pas au monde?!

Esther Orner et Rachel Samoul

Tel Aviv, novembre 2008

2 Comments

  1. ilan braun
    Juin 02, 2011 @ 04:28:28

    Merveilleuse poésie hébraïque! celle de Lea Goldberg me touche par sa justesse et sa simplicité. Je lis ci-dessus que je ne suis pas le seul à penser comme ça! Kol akavod! Quel bonheur que ces « alliances » entre diverses langues, l’hébreu étant le lien! C’est une richesse stupéfiante partagée par beaucoup de Juifs tant dans la diaspora qu’en Eretz Israel. C’est, je pense un phénomène unique dans l’histoire des peuples. Une telle concentration linguistique est simplement extraordinaire et incomparable.
    Merci-Toda rabba à « KEFISRAEL » de mettre toutes ces richesses en valeur!
    Et vive la poésie et ses serviteurs (dont je fais partie..)
    Ilan, poète exilé mais fidèle à sa fiancée

  2. disqus_SBPe5v5nv6
    Mai 30, 2013 @ 10:51:00

    Eprouver des émotions en écrivant ou simplement en la lisant, la poésie apporte de la poésie à notre vie…Merci à Kefisrael et Rachel Samoul de partager ces moments d’émotion. A mon tour, j’aimerais partager mon premier poème écrit en hébreu (malheureusement en phonétique car je ne possède pas encore de clavier en hébreu) quin’est pas ma langue maternelle.

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