Ah vous avez oublié (41-50) par Esther Orner

Après Te souvient-il, et Sortir, bien sûr , je publie sous forme de feuilleton littéraire, « Ah vous avez oublié » de l’écrivaine israélienne de langue française Esther Orner. Retrouvez-là chaque semaine.

Pour lire :

41.

Vous venez de retrouver une amie. Par correspondance. Les temps actuels ne sont pas propices aux voyages. Et comme toujours des événements souvent fatidiques font réapparaître des personnes mais sont aussi raisons à rupture. Dans ce cas précis les échanges vous ravissent, vous vous envoyez de la musique classique. Pas des disques. Des liens. Votre correspondance se fait par e-mail. Ailleurs là où se trouve l’amie vous aviez oublié la musique classique pour la chansonnette que vous continuez à écouter. Vous êtes revenue à vos amours d’antan comme si le lieu vous inspirait. 

42.

Lorsque vous vous coupez les ongles vous faites attention de ne pas les disperser. Vous n’avez jamais oublié les paroles de votre grand-mère. Dès votre enfance vous l’écoutiez vous dire – ne disperse pas tes ongles jette les dans la poubelle sinon dans l’autre monde tu seras condamnée à revenir sur terre à leur recherche. Vous n’avez jamais pensé remettre en question ses paroles qu’elles soient vraies ou fausses.

43.

Vous n’oubliez pas votre tante qui n’est plus lorsque vous lui apportiez un joli foulard toujours différent qui un jour vous a dit je ne sais plus quoi en faire. Et de même votre mère qui n’est plus se plaignait de recevoir des objets attrape-poussières qu’elle n’avait plus la force d’épousseter. Maintenant lorsque vous rendez visite à des personnes d’un certain âge et même plus jeunes vous apportez des douceurs. Vous avez retenu la leçon lorsqu’une jeunette vous a apporté des chocolats car on lui avait appris que les personnes âgées sont plutôt sensibles aux douceurs. Et vous n’oubliez pas que lorsque vous aviez à peine vingt ans un homme de trente ans vous paraissait un vieillard.

44.

Oublie-t-on vraiment ? On y pense pas. Ne pas s’encombrer. Un objet, une parole, un vêtement vous ramène à des personnes que vous croyez avoir oubliées. Ainsi par mauvais temps vous portiez un vieux pull toujours neuf. Un pull tricoté main par une amie qui à longueur de journées tricotait. Elle faisait un tas de chose. Jamais au repos. Elle n’est plus. Et vous pensez à une amie commune qui disait moi je ne mange jamais des pâtes toute seule. Elle aussi n’est plus. Et vous vous continuez à boire du thé au jasmin toujours en compagnie.

45.

Les bruits du dehors ne vous ont pas empêchée de vous endormir en plein jour. Un jour lumineux entrait dans votre chambre d’hôtel. Quand vous vous êtes réveillée votre enfant vous regardait étonné, vous qui ne supportiez aucun bruit. Ils pénétraient la pièce fermée. Des bruits de jeux, des cris de joie d’enfants sautant dans la piscine, une musique tonitruante. Y aurait-il des bruits plus admissibles. Ou alors la fatigue de la route. Ou encore la joie de l’ailleurs. Votre enfant lui n’oublia pas. Et lorsque vous vous plaigniez comme d’habitude du moindre bruit il vous rappelait la journée lumineuse.

46.

Une femme que vous n’aviez peut-être pas oubliée à laquelle vous ne pensiez plus a réapparu après des années. Du jour au lendemain. C’était pressé. Vous l’avez reçue masquée tenant les distances. De toutes manière elle avait les bras chargés  d’un pot d’orchidées, un énorme gâteau et d’autres douceurs. Vous avez fait votre éternel thé au jasmin. Et elle a raconté et raconté. Pas seulement depuis que vous ne vous étiez plus vues. D’ailleurs vous n’étiez pas intime. Elle est remontée bien sûr jusqu’à sa toute petite enfance qui aurait pu la briser. Vous êtes sûre que vous ne l’oublierez plus bien que déjà les détails vous échappent.

47.

Auriez vous oublié la chambre du fond abandonnée par votre enfant parti au lointain qui servait de chambre d’amis. Vous même vous avez quitté depuis longtemps cet endroit où quelques arbres se dressaient devant votre chambre laissant passer la clarté du jour quand le temps n’était pas au gris. Et  là où vous êtes une chambre vide non pas de ses meubles est presque toujours fermée ou plutôt entre-ouverte. Vous hésitez avant de pousser la porte.

48.

Non vous n’avez pas oublié  que vous aviez fait serment de ne plus acheter de livres. Ils jonchent vos fauteuils. Bientôt le sol se recouvrira comme celui de l’agent littéraire qui n’est plus que vous aviez rencontré au milieu de piles de livres qui s’élevaient jusqu’au plafond. Vous alliez emprunter. Et même vous inscrire à la bibliothèque. Serment d’ivrogne. Vous continuez d’acheter. Moins peut-être. Mais tout de même.

49.

Certaines paroles sont inoubliables même lorsqu’il ne vous reste plus grand-chose de vos études. Non vous n’avez pas oublié la professeure savante qui se frottait le menton comme si elle avait une barbe ni cette parole – il est préférable  de parler de la pluie et du beau temps avec une personne intelligente que de grands sujets avec une personne ignare. Oui, cette parole en ce moment il est bon de se la répéter. Elle a aussi dit que si lorsque vous entendiez le nom d’une ville ou tout autre lieu inconnu vous alliez consulter un atlas vos cours de géographie n’auront pas été vains. Ainsi en consultant votre petit livre de géographie vous n’aviez pas trouvé le nom d’un pays qui avait changé depuis que vous aviez acheté ce livre vieilli et dépassé par la grande histoire. Il ne vous restait plus qu’à poser des questions au Net que la professeure savante n’a pas connu.

50.

Auriez-vous oublié que parfois devant un paysage ou des êtres particuliers vous étiez prise d’une frénésie à photographier tout ce qui passait devant vous avec votre vieil appareil de photos hérité de votre grand-mère. Non pas qu’elle en avait un. C’était en partie votre mince héritage. Hier cela vous a repris. C’était bien sûr différent avec votre téléphone intelligent. Vous avez photographié sous des angles différents une table remplie de fruits divers que vous vous êtes empressée d’envoyer aux quatre coins du monde. Et par la fenêtre vous avez capté la pleine lune qui coïncide avec la fête que vous fêtez chez l’amie depuis des années. Elle perpétue ainsi la tradition de sa mère qui toute sa vie a commémoré la fête des arbres avec au moins quinze sortes de fruits en plein hiver. Au milieu du mois quand la lune est pleine. Et maintenant elle ira en décroissant.

©Esther Orner