Un entretien de Claude Vigée avec Alain Weinstein
Je reproduis ici une interview de Claude Vigée (3 janvier 1921, Bischwiller- 2 octobre 2020 à Paris). Ce sont des extraits de l’émission d’Alain Veinstein « Surpris par la nuit», France-Culture, le 10 mars 2003 paru dans le Continuum 2/2003-2004 et repris dans le Continuum des Continuum 20/2023-2024. Texte rédigé par Monique Jutrin (transcription : Colette Leinman).
Alain Veinstein — Selon vous, que représente aujourd’hui le poète? Aujourd’hui, c’est-à-dire, alors qu’un trop-plein de paroles cache du vide et peut-être sert à masquer une absence?
Claude Vigée — L’œuvre du poète doit être une œuvre de vérité. Il est nécessaire pour un poète d’accorder ses mots à l’expérience du monde et à sa propre expérience. Les mots du poème, certes, sont un chant, mais un chant devant ce qui est, et devant ce qui sera, c’est-à-dire, – c’est mon expérience, c’est également mon rêve, – qu’il faut, dans les mots de tous les jours, ramasser chaque fois l’expérience de toute une vie, de toutes les vies, et lancer cela dans l’avenir. C’est là la fonction du poète. il n’a pas à être témoin. Cela, c’est un autre problème. Il doit être fidèle à sa condition de créature, et les mots pour le dire doivent être vécus, entendus, et pas seulement dessinés. Il doit éviter le pittoresque. Il doit éviter le jeu gratuit, et pourtant, il doit jouer. De même, j’ai écrit cela quelque part, «Dieu s’amuse en nous, joue en nous, et malheur à nous s’il s’embête, s’il s’ennuie, il va sans doute déménager, et alors c’est la fin ».
A. V. — Donc, pas de repli sur soi?
C. V. — Certainement que non. Repli, oui, pour la méditation. écouter en soi-même en amont jusqu’au silence. mais à partir de ce silence initial qui est un silence lourd de l’avenir, il faut rebondir, il faut faire un bond dans l’avenir, parce que demain, c’est notre seule demeure.
A. V. — Le poème est porté vers le dehors?
C. V. — Vers le dehors et vers les autres, une intériorité, à travers les mots, lancer un pont qui va du cœur au cœur.
A. V. — C’est-à-dire, les mots vont vers l’autre dans la mesure où, à la parole est rendu le souci de vérité? «Parler sans le désir de vérité n’a aucun sens», avez-vous écrit.
Claude Vigée — Oui. absolument. autrement ce sont des jeux de mots ou alors l’expression d’un désespoir total. Bien que je sois très âgé, je n’en suis jamais arrivé là. C’est l’inconnu de l’avenir qui m’intéresse. la comédie du désespoir, c’est un grand luxe, qui peut se payer ça aujourd’hui ? La vie est beaucoup trop difficile : les instants sont comptés doublement pour un homme comme moi. Chaque instant est compté. Chaque instant est une lutte pour conquérir un jour de plus, une lumière à venir
A. V. — Donc le poème est animé par un double mouvement : il va vers l’avenir, et d’autre part, vous ne cessez de dire que le poète doit chercher en lui-même un lieu antérieur à sa propre personne.
C. V. — avant tout. C’est à partir de là que le jaillissement est possible, sinon c’est seulement une perte, un gaspillage. il faut bien sûr savoir remonter en soi-même, jusqu’au lieu premier – au non-lieu premier–, celui du silence matriciel. Je sais par expérience et depuis ma jeunesse qu’il y a en chacun de nous un tel lieu. Cette instance première, ce tremplin, si vous voulez, on peut l’appeler l’enfance. mais ce n’est pas nécessairement une enfance vécue. C’est l’enfance avant cette enfance, c’est de là que nous parlons, car il faut nous arracher tout en portant cela en nous. L’autre jour j’étais avec des amis. on parlait de l’enfance. Je leur
disais : c’est très bien de se souvenir de l’enfance, mais ça ne suffit pas, puis ça ne sert à rien. le souvenir ne sert à rien. Ce qu’il faut, c’est prendre l’enfance, en amont du début : le prendre comme la planche d’un tremplin, pour bondir, pour plonger dans l’avenir, dans l’inconnu. de façon à rebondir, d’année en année, de jour en jour, en ne lâchant jamais cette planche, qui est maintenant la planche de salut.
A. V. — Et d’obtenir la communication avec l’autre, avec cette énergie fondatrice aussi qui est en chacun de nous.
Claude Vigée — Le poète Benjamin Fondane appelait cela le sel sauvage C’est une magnifique expression. moi, je l’explique autrement, mais c’est la même chose.
A. V. — Vous pensez que c’est encore possible de transmettre cette langue morte qui est la nôtre aujourd’hui, qui tient lieu de langue au quotidien ?
C. V. — Une langue de momie. nous n’avons pas le choix. nous sommes constamment guettés par l’asphyxie. non seulement par le
silence mais par l’excès des mots. il faut refuser ce jeu-là. La langue morte, elle est morte dans la mesure où nous sommes morts. mais si nous refusons, c’est à nous de prendre les mots à bras-le-corps, et de les tordre comme on tordrait une corde de lin. C’est une tentative désespérée, mais il n’y a pas d’alternative.
A. V. — Si je reprends ma question initiale « que représente aujourd’hui le poète ? », on peut dire que le rôle du poète ne se distingue pas beaucoup du prophète de l’Israël antique.
C. V. — Oui, toutes proportions gardées. C’est-à-dire que le prophète biblique tenait dans ses mains le destin de tout un peuple et des autres peuples. C’est une ambition que nous ne pourrions avoir. Cela dépasse nos forces. Mais ce que nous pouvons faire et devons faire sur le modèle du prophète, c’est lancer une parole qui remue, qui fasse bouger ceux qui l’entendent. Le sens profond de la prophétie biblique, c’est de retrouver le chemin de la vie. Ce sont des prophètes de malheur, certes, presque tous, mais prophètes du vouloir-vivre dans la tragédie du monde. Nous ne pouvons lancer l’histoire des nations actuelles sur le monde de la vie. Nous sommes désarmés, mais qui sait, d’être à être, de cœur à cœur, peut-être que d’autres seraient entraînés… Ce serait défier ce découragement automatique qui nous entoure et nous paralyse.
A. V. — Vous distinguez l’homme du poète?
C. V. — Non, je ne voudrais pas. Je le distingue dans la mesure où tant d’hommes renoncent. le seul non, c’est le non dans le mot renoncement. Celui-là, je ne l’aime pas mais je crois qu’il y a en réalité, tapie dans chacun de nous, l’attente d’une parole aimante, vivante, et qui, comme une clé, ouvre la porte du lendemain. Ce serait ça la prophétie actuelle, inverse. À l’inverse on peut empoisonner les autres avec sa parole, on peut les entraîner dans cette misère du mot dévalué, moqué. Quand on se moque des mots, ça veut dire qu’on se moque des autres, et de soi-même. on n’a pas besoin d’encourager les gens à se pendre. il faut leur donner envie de danser, même si on danse vers l’abîme. Et là, la danse vaut beaucoup mieux que la récrimination ou que le crachat de la méchanceté.
A. V. — Quand on a dépassé la huitième décennie d’existence, l’abîme ne fait pas peur?
Claude Vigée — Bien sûr qu’il fait peur. mais cet abîme n’est peut-être pas si noir. «Du noir n’est pas noir» disait le poète. il faudra l’affronter si possible avec cette fameuse planche dont je vous ai parlé tantôt. La musique de Mozart, par exemple, le Don Juan vers la fin et dans certaines symphonies. C’est comme si Mozart, qui était tout jeune – il est mort à 35 ans –, tournoyait vers l’impossible, vers le fatal, mais au lieu de s’y laisser choir tristement, c’est dans un tournoiement qu’il s’y lance ; voilà l’exemple, le grand courage.
A. V. — Alors vous disiez qu’il est important pour un poète de considérer ce lieu antérieur, le lieu de l’enfance par exemple, qui va nous amener à retracer votre parcours. Vous êtes né le 3 janvier à Bischwiller. Vos grands-parents y étaient établis depuis très longtemps. L’alsace comme une Egypte hospitalière ?
C. V. — oui. C’était une Egypte. Elle peut être un cimetière. C’est d’abord les morts de ma famille et ce sera sans doute le lieu où je
prendrai ma villégiature. Conscience très forte de la finitude. Et la neige peut être une sorte de moisissure. tout ça, je le sais et je lui prête ma voix.
A. V. — À 15 ans, vous découvrez Mozart.
C. V. — Oui, il est resté pour moi le premier mouvement qui vous propulse, le premier mouvement qui vous soulève au septième ciel. En entendant ça, j’ai su, voilà ma vie, voilà mon avenir, voilà mon maître.
(…)
A. V. — Il y a une porte, Claude Vigée, que nous n’avons pas cessé d’entrouvrir pendant cet entretien. C’est La 41e de Mozart, c’est-à-dire la Jupiter. qu’est-ce qu’elle a de si extraordinaire, cette symphonie de Mozart?
Claude Vigée. — À propos de ce dernier mouvement de la fugue, je vais vous faire une confession que je n’ai jamais formulée. J’ai été très longtemps fasciné par le récit biblique du rêve de Jacob, du rêve de l’échelle. Et bien pour moi, le dernier mouvement de la 41e, c’est l’échelle : les anges qui descendent là, ce sont les anges de toute l’histoire humaine, ce sont les anges du destin de toute l’histoire humaine. Nous sommes arrachés, propulsés dans l’absolu. L’absolu n’existe pas. Sauf là. dans chaque homme il y a une possibilité, une possibilité d’expérience du divin. J’ajoute encore ceci : dans un passage étonnant du Zohar, dans les tikounim, les Sages de la Kabbale s’interrogent sur le passage biblique du buisson ardent Ehieh asher ehieh. D’ordinaire on traduit : Je suis qui je suis, mais en vérité c’est au futur : Je serai qui je serai. Le nom de la Shekhinah, de la Présence divine cachée dans l’intériorité humaine, comme au sein du buisson qui brûle et ne se consume pas, c’est oulaï qui veut dire, peut-être. C’est ce que nous révèle la musique de Mozart et surtout le dernier mouvement de la 41e.