L’attentat du 9 mars 2023, rue Dizengoff
Dans le cadre du Billet de l’invité, j’ai le plaisir d’accueillir Maurice Dorès.
Maurice Dorès, ancien directeur de recherches à l’université de Paris VII, est ethnologue et cinéaste. Il a publié Négritude et Judéïté, balades en noir et blanc, en 2021. Parmi ses documentaires : Black Israel et Jacques Faïtlovitch et les tribus perdues.
L’attentat
C’est le récit de l’attentat terroriste survenu à Tel-Aviv rue Dizengoff dans la soirée du 9 mars 2023 un peu avant 21 heures. Il s’agit de ce que j’ai entendu et vu à partir du balcon situé au troisième étage de l’immeuble où j’habite. J’écris au temps présent afin de reproduire une réalité qui s’échappe lorsque l’on croît s’en approcher. A défaut d’une photographie de l’instant, je propose la reconstitution d’un point de vue avec l’aide de ma seule mémoire. Les faits sont à jamais évaporés au temps passé.
Je parle avec ma fille Sarah qui appelle de Paris quand des cris et des éclats de voix montent de la rue. Avant cela, une, deux ou trois détonations qui n’ont rien de surprenant le jour où des dizaines de milliers de manifestants bloquent les accès des grandes villes du pays, scandent des slogans et battent le tambour. Ce pourrait être des pétards allumés par les manifestants qui marchent nombreux dans les rues en direction d’un lieu convenu à l’avance. Ils brandissent de grands drapeaux israéliens ou bien s’en couvrent les épaules. L’ambiance reste bon enfant. Mais ce qu’on entend maintenant prend une tournure inhabituelle. C’est plus fort et plus soutenu qu’une querelle. J’écoute Sarah avec de moins en moins d’attention. De Paris, elle entend les échos de la rue dans l’écouteur. J’arrête la communication pour aller voir dehors. Je passe sur le balcon bordé par les hauts feuillages de l’arbre qui chaque année rapproche ses branches de la façade style bauhaus. Tout se passe devant le 181 de la rue Dizengoff, l’immeuble jouxtant le mien. Des hommes bougent sur le trottoir éclairé par les lumières de la ville. Ils sont quatre, cinq ou six. Cela va trop vite pour savoir. D’autres arrivent du haut et du bas de la rue. Je vois l’éclat lumineux d’un coup de feu sans bien distinguer le tireur. Une série de détonations suivent. Avant de me baisser derrière le côté du balcon, je prends le temps, deux ou trois secondes, de me dire que je n’ai pas besoin d’attraper une balle perdue. Tant pis si je manque une séquence. Je me relève après un court moment de silence. Un homme est à terre. Je ne l’ai pas vu tomber. Je suis sûr qu’il est mort. Le corps est immobile, comme au garde à vous, le tronc, les bras, les jambes et la tête alignés .Autour, à quelques pas, trois hommes debout ne s’approchent pas. Ils tiennent des deux mains un revolver au bout de leurs bras tendus vers le corps tandis que leurs regards vont et viennent à droite et à gauche et surtout en haut, en direction des fenêtres de l’immeuble. J’espère qu’ils ne vont pas regarder de mon côté. Inquiet, je m’accoude le plus tranquillement possible sur le rebord du balcon. Il y a beaucoup d’acteurs et d’actions. Je ne comprends pas tout. Si je devais réaliser un film de fiction je pourrais tourner des plans que personne n’a encore faits. Un homme en chemise claire apparaît révolver au poing, le visage tendu. L’affrontement ne serait-il pas terminé ? Un policier déterminé s’avance vers lui et fait signe de reculer. L’homme obtempère aussitôt. En arrière plan de la scène du mort qui porte un jogging noir marqué de trois bandes blanches sur les épaules, des silhouettes entrent et sortent de l’immeuble. J’imagine alors qu’il ne s’agit peut-être pas de terrorisme mais de mauvais voisinage ou de banditisme. J’ai une pensée pour le mort, un vivant qui n’existe plus. A quoi ressemble une vie pour qu’elle s’arrête ici aujourd’hui ?
Des soldats casqués avec un gilet pare-balles font leur apparition. Des policiers en uniformes bleus côtoient une unité en uniformes gris. Des hommes et des femmes circulent en tenue jaune ou blanche. Tous s’activent sans se gêner. Chacun sait ce qu’il a à faire. Une policière examine le sol et ramasse les douilles. Ensuite elle revient et dispose des plots jaunes numérotés. Vus d’en haut ils forment une ligne brisée qui ne va nulle part. Un policier ouvre d’un trait l’habit du mort. La peau de son thorax apparaît. Un homme en tenue blanche arrive avec à la main un appareil et un câble blanc enroulé. Il se penche au dessus du cadavre. Des minutes qui ne changent rien. Une couverture d’urgence est dépliée. Du temps passe avant que le corps ne soit placé dans un sac et laissé à terre recouvert d’un grand plastic noir. La voix envahissante et cassée d’un haut-parleur lance des avertissements à intervalle régulier. La rue est fermée, le trottoir barré par des cordons blancs et rouges.
Je quitte mon observatoire après un peu plus d’une demi-heure sans pouvoir me détacher de la scène. Une attente sans objet. J’allume la télévision. Les chaînes suivent l’évènement en direct et donnent les premières informations. L’attentat a eu lieu au croisement de la rue Dizengoff et du boulevard Ben Gourion. Le terroriste a tiré dans la tête d’un homme attablé au restaurant Goocha. Nous sommes jeudi soir. C’est la soirée la plus animée de la semaine avant celle du vendredi, la plus calme. Les bars et les terrasses sont bondés. Des centaines de garçons et de filles sont réunis autour de chopes de bière. Les conversations, les rires et la musique forte font monter une vague bruyante de bonheur dans la rue Dizengoff. Le restaurant Goocha est un restaurant de fruits de mer, le seul où l’on trouve des huîtres. Ce n’est pas cacher. Nous sommes au cœur de la Tel-Aviv laïque et aisée.
Le terroriste a tiré dans le dos des amis du premier touché faisant au total un blessé dans un état critique, un blessé grave et un blessé léger. Poursuivi, il a couru en continuant à tirer. Il a donc parcouru la distance de six immeubles avant d’être abattu devant le 181 par un policier et un soldat qui n’étaient pas en service. Le terroriste est le fils d’un dirigeant du Hamas. Il a déjà fait deux fois de la prison. Il a été libéré deux fois. Il venait des territoires palestiniens. Depuis longtemps, il y a des trous dans la barrière de sécurité qui doit être remise en état. Un budget vient d’être voté.
Le commandant de la police de la région de Tel-Aviv, Amichaï Eshed, arrive. Il déclare que le bilan aurait été beaucoup plus lourd sans les réactions rapides de l’entourage. Il parle des blessés et de ceux qui ont mis leur vie en danger. Amichaï Eshed vient d’être destitué de son poste deux heures avant l’attentat par Itamar Ben Gvir, le ministre de la sécurité nationale. Amichaï Eshed a laissé les manifestants avancer sur la grande voie rapide Ayalon sans les repousser, d’où la décision du ministre d’extrême droite. L’incompétence d’Itamar Ben Gvir tranche avec l’efficacité responsable des policiers. Il ne se rend pas sur les lieux. Le lendemain, le chef de la police d’Israël, Kobi Shabtaï, annonce que c’était une erreur d’avoir destitué Amichaï Eshed. Reconnaître une faute est rare.
Ron Huldaï apparaît à l’écran. Il est sur place. Il fait son travail de maire et demande aux habitants de Tel-Aviv de rester chez eux. C’est la réponse à la question que je me pose. J’avais l’intention, avant l’attentat, d’aller dans un restaurant. C’est un plaisir à Tel-Aviv de traîner à une terrasse et de voir passer tant de Juifs tellement juifs et qui n’ont pas l’air juif. Doit-on laisser le terrorisme nous en priver ? Mais j’éprouve un écoeurement pour le corps de l’assassin qui est toujours là, pas loin, une tristesse pour les blessés, une appréhension de parler à d’autres. Pour l’heure, je préfère le silence aux paroles de consolation ou de colère. Je reste chez moi entre le balcon et la télévision.
Merav Michaeli, la cheffe du parti travailliste prononce quelques mots critiques. Un journaliste observe qu’elle n’a pas donné le bon exemple en se rendant sur les lieux. La présence d’un second terroriste à proximité est encore possible.
A une heure du matin, il n’y a plus personne. Tout est calme. Seul le plastique noir reste sur le trottoir.
Le lendemain matin, quelques passants plus informés que d’autres marquent un temps d’arrêt devant l’immeuble. De la terre et du sable sont dispersés à l’emplacement où le corps gisait, sans doute pour absorber le sang. Deux ouvriers placent une nouvelle paroi vitrée à l’arrêt de bus situé quelques mètres plus loin. Je leur demande si des balles ont brisé l’ancienne. L’un d’eux me fait signe que oui. Son visage s’est assombri. Nos regards partagent une même pensée.
En face du restaurant Goosha, une vingtaine de jeunes gens chantent des psaumes. Ils prient pour le rétablissement des blessés. Des tsitsit, les franges de leurs châles de prières, dépassent de dessous leur veste ou leur chemise. Quelques filles les accompagnent.
Le soir, je raconte tout à ma fille. Je parle beaucoup afin de graver l’évènement et l’empêcher de se répandre sans que je le sache dans les méandres de mon esprit pour fabriquer des cauchemars. C’est un prologue à l’écriture qui contourne le traumatisme, le réduit et désensibilise. Les souvenirs cristallisés sont rangés comme une clef oubliée au fond d’un tiroir.
(…)
Le 21 mars, mardi, les journaux annoncent la mort, la veille, du blessé qui était dans un état critique. Il s’appelait Or Ashkar. Il avait trente trois ans. Son parcours universitaire, sa participation à des compétitions de triathlon de haut niveau, son activité dans des sociétés de high-tech sont rappelés. Sa famille fait don de ses organes. Sa compagne lui demande de revenir habiter dans ses rêves. Sa photo est celle d’un homme rayonnant. Le tueur a bien choisi ce qu’il haïssait: l’intelligence, la beauté et la joie. Le blessé grave est sorti du coma. Il s’appelle Rotem Mansano. C’est un D.J. connu. Les D.J organisent une cagnotte pour le soutenir. Ils animeront les mariages où il devait intervenir et verseront la rémunération à sa famille.
Un mémorial est improvisé sur le coin de rue où les prières avaient été dîtes. Une banderole de drapeaux israéliens est tendue entre un banc et un poteau. Des boîtes en carton bordent un nouvel espace de recueillement. Sur le sol, des bouquets de fleurs, des bougies du souvenir en grand nombre. On déchiffre sur un écriteau : Or Ashkar nous nous souviendrons de toi à jamais. Une jeune femme prend un des briquets épars sur le trottoir et allume une bougie. Chaque flamme reste allumée plus de vingt quatre heures et résiste aux souffles du vent.
Dans une page du journal Maariv un encart établit la liste des cinq attentats survenus rue Dizengoff ces vingt dernières années avec les dates, les endroits exacts et le nombre de morts.
A la fin de la semaine, vendredi, le croisement de la rue Dizengoff et du boulevard Ben Gourion offre un tableau habituel. Il y a du monde sur le terre-plein du boulevard devant le kiosque réputé pour ses jus de fruits pressés composés à la demande à partir d’oranges, de bananes, de carottes de mangues, de grenades, d’ananas et de gingembre. Les serveurs appellent chaque client par son prénom quand ce qu’il a commandé est prêt. Le petit attroupement et quelques chiens tenus en laisse gênent le passage. De l’autre côté de la rue, une personne en salopette rouge avec une casquette rouge distribue Israël HaYom, le quotidien gratuit, avec son magazine fourni du vendredi. La tâche est parfois confiée à un handicapé souriant et sérieux. Les premiers lecteurs assis sur un banc l’attendent vers dix heures du matin. Dans les cafés, les amis se rencontrent et prennent des petits déjeuners copieux. D’autres restent debout sur le trottoir jusqu’à ce qu’une table se libère. Les terrasses sont pleines. Comme toujours.
©Maurice Dorès